lundi 24 juin 2013

Il n'y a jamais eu que la vie

Sur une vieille photo de famille, mes parents, ma soeur et d'autres proches sont réunis dans ce qui serait bientôt le salon de notre maison de Mazan. A l'époque du cliché, nous étions en pleins travaux ; les murs sont nus, il n'y a presque pas de meubles.

La photo n'est pas bonne, comme chantait Goldman, et les visages ne sont pas très enjoués. C'est un soir d'été comme un autre. Sans doute qu'on a obligé ma sœur et ma cousine, alors âgées de 5 ou 6 ans, à s'asseoir sur ce canapé sans bouger alors qu'elles auraient préféré continuer à jouer. La photo n'est pas bonne non, peu lumineuse, bizarrement contrastée. Mais il y a un détail.

Sur le côté droit on distingue un bout de fenêtre ouverte. Evidemment je me souviens bien de cette fenêtre immense, à quatre battants, qui donnait sur le côté du jardin et par laquelle nous passions parfois mon frère et moi, contre l'avis de nos parents. Ce bout de fenêtre, sur cette photo médiocre, il me saute au visage. Car dans la blancheur des montants de bois, on sent presque la texture de la lumière de fin d'après-midi, qui entre par l'ouverture pour tomber dans la pièce. Ce simple éclairage, dans un coin de photo, donne presque vie à la scène entière.

C'est un appel à passer par la fenêtre et sauter dans le jardin. C'est un appel immense, qui sonne dans ma poitrine. Et il est renforcé par le reflet fantomatique de la pelouse que l'on aperçoit dans la vitre. Vas-y, saute. Passe par la fenêtre, reviens à ce jour-ci. C'est si vivant que je croirais presque que, par une certaine manière, ce doit être possible.

Je ne sais pas pourquoi les scènes de l'enfance, les couleurs et les lieux sont à ce point semblables à des paradis perdus. Car en réalité, même si je ne m'en souviens plus, je sais ce qui s'est passé ce soir-là. Nous avons dîné, joué dans le jardin mon frère et moi peut-être jusqu'à neuf heures (les tourniquets de l'arrosage automatique faisaient leur bruit de criquet, et notre vieille chienne Betsy nous suivait en trottant (évocations qui sont aujourd'hui pour moi la représentation la plus juste du paradis sur terre)), puis la nuit est tombée et le jour suivant nous a rapprochés de celui d'où j'écris ceci. C'est à dire que lorsque nous l'avons vécu, ce moment n'avait rien de très magique. C'était seulement la vie.

Schopenhauer imaginait que cette impression de bonheur perdu qui imprègne les souvenirs était due au fait qu'ils sont déconnectés de toute volonté, de tout désir irritant : quand je repense à cette maison et à ce jour-là, je ne souhaite rien de ce que souhaitait l'enfant qui y habitait, je ne vois qu'une image. C'est sans doute vrai. Il me semble parfois que le présent et le futur ne m'apporteront jamais un aussi grand contentement, une plénitude aussi parfaite que ces périodes révolues, mais c'est une illusion : ce grand contentement n'a en fait jamais existé. Il n'y a jamais eu que la vie.

Voilà ce qu'il faudra finir par avaler.