lundi 6 janvier 2014

Il y aura bien un jour...

Quand j'étais plus jeune, je calmais parfois mon angoisse et mon cafard de la reprise de l'école par cette petite phrase murmurée en pensée : "bah, de toutes façons il y aura bien un jour où on sera la veille des prochaines vacances".
C'est qu'elles me paraissaient toujours très loin, ces prochaines vacances. Tout un trajet de longs jours d'école, et de devoirs, et d'interrogations écrites. Mais ainsi, par cette petite remarque, je pouvais me projeter pour un instant jusqu'à la veille de la libération prochaine.
Mais si je laissais mon esprit divaguer trop longtemps sur cette idée, ça devenait à vrai dire encore plus angoissant. Car, s'il y avait bien un jour qui serait la veille des vacances d'été ou la veille de Noël, il y en aurait aussi un qui serait la veille du passage du baccalauréat. Et un autre où je ne vivrais plus chez mes parents. Et il y en aurait un aussi, un qui serait la veille de ma mort. Un jour. Ca finirait bien par arriver.
Car on ne se stabilise pas sur les vacances. On ne se stabilise sur rien. Et si je rapprochais les vacances en pensée, c'est aussi que je rapprochais toute ma vie, que j'accélérais sur tout. Je me démontrais en pensée que, de la même inéluctable manière que les vacances viendraient dans trois semaines, la vieillesse viendrait à moi, se jetterait dans mes bras, et puis tout finirait.

Beaucoup plus récemment, un soir d'été sur une plage, je me suis fait cette réflexion en regardant vers l'horizon et le ciel noirs : il faut éviter d'attendre le futur, il faut même éviter de faire trop de plans, car au bout du futur, il y a exactement ce que j'ai sous les yeux. L'horizon noir. La fin. Et si je réfléchis à ce que j'attends du futur, si j'en attends projets et accomplissements, mieux-être, paix, alors presque toujours mon esprit déborde et fonce, attiré par un magnétisme vers cette pensée de l'horizon noir. Soudain je me souviens que ce que j'attends viendra, oui, sans doute, mais que le mécanisme qui l'a fait venir me l'enlèvera aussitôt, qu'il me passera à côté à peine en aurais-je profité, et que les jours suivants passeront aussi, emportés par le flot, et que si je suis arrivé jusqu'à ce moment c'est aussi que j'arriverai au moment où il n'y en aura plus d'autres.

C'est pourquoi, prêchaient les Stoïciens, il faut garder les deux pieds dans le présent, s'y ancrer fermement ; pour cela il n'y a qu'un moyen, et c'est celui de s'atteler à sa tâche avec opiniâtreté, petitesse, humilité, faire son travail d'homme de rien du tout, et museler son imagination si elle flotte trop loin vers un espoir d'amélioration des jours futurs. L'image qu'emploie Albert Camus, à la fin du mythe de Sisyphe, c'est ça : "Il faut imaginer Sisyphe heureux", c'est ça.
Il faut imaginer Sisyphe, héros grec contraint par les dieux à pousser un rocher sur le flanc d'une montagne jusqu'à son sommet, pour qu'elle lui échappe alors des mains et retombe au pied de la montagne, il faut imaginer Sisyphe concentré sur sa tâche, occupé à placer ses mains aux bons endroits pour faire rouler la pierre plus efficacement, plus élégamment, l'esprit tendu, savourant contre sa paume la sensation des grains de schiste et de mica chauffés par le soleil, tirant plaisir du bruit de ses chaussures raclant le sol et la poussière, puis enfin au sommet, sachant que le rocher va lui échapper, ne se laissant jamais aller à se dire "il y aura bien un jour où il restera en place".
C'est impossible, bien sûr. C'est un idéal de tempérance et de maîtrise qui nous rendrait sans doute inhumains, incapables de sortir de soi. On peut s'en inspirer, se chauffer à ces histoires de philosophes avant de s'endormir, quand le cafard et le froid viennent vous saisir le cœur. Mais les faire siennes...

Ce soir donc, j'adresse à cet adolescent que j'étais, celui qui n'osa jamais s'écrire à lui-même une lettre du passé (j'avais envisagé à plusieurs reprises, lorsque j'avais quinze ou dix-huit ans, de cacheter une lettre et d'écrire sur l'enveloppe A n'ouvrir que pour mes trente ans - je me suis trouvé ridicule les quelques fois où j'ai commencé à la rédiger, je le regrette maintenant que j'en ai trente-trois), j'adresse donc à cet adolescent un salut mélancolique, un petit sourire résigné et tendre, et lui fais part de ceci que je n'en sais pas plus aujourd'hui sur la vie. Je vais me coucher ce soir, me dis-je, et je dormirai contre une fille que j'aime, une fille que j'ai trouvée par hasard ou par miracle au milieu de ma route, j'entendrai son souffle en entrant dans la chambre et je me dirai "elle dort", ou bien ce sera le silence et je me dirai "peut-être l'ai-je réveillée", et ce sera bon et paisible, quoi qu'il en soit ; aussi, ne t'en fais pas trop. Tout va bien. C'est seulement que parfois, parfois, ce sentiment que tu connais continue de pousser et me fait songer qu'il y aura bien un jour, oui, un jour où j'aurai quarante, cinquante et soixante ans, un jour où des enfants peut-être s'ébattront près de moi, et qu'au milieu de la joie restera cette panique, cette boule dans la gorge, ce sentiment de tristesse infinie me susurrant que ces jours-ci, tu t'en souviens, ces jours-ci sont de la même sorte que la veille des anciennes vacances d'été, la veille de Noël, la veille du baccalauréat. Que bientôt, ce sera l'horizon.