J'ai remarqué un phénomène typiquement moderne, qui passe la plupart du temps inaperçu, mais qui m'a sauté aux yeux voilà quelques jours, alors que je comatais lamentablement devant ma télé au lieu de travailler sur le roman qui me rendra riche et célèbre.
Il me semble que Philippe Muray en parle quelque part dans ses
Exorcismes spirituels, mais c'est peut-être une hallucination rétrospective. Bref, en tout cas, ce phénomène est très visible dans la publicité pour peu qu'on y fasse attention : c'est l'effacement de la nuance et la sursaturation emphatique des discours.
On ne sait plus contraster. Dans la publicité c'est à peu près normal : il faut sidérer, éblouir, et on tente de vous assommer avec du concentré de merveilleux en une dizaine de secondes. C'est pourquoi on y utilise des tournures ridiculement lyriques, romantiques, bourrées d'adjectifs et de métaphores grandiloquentes, qui s'enchaînent comme la camelote que vous montre un type louche au coin d'une rue sombre. T'as vu comme ça brille ? C'est des vrais.
Et donc absolument tous les films d'action sont
à couper le souffle (c'est un cliché avec lequel on est devenu trop indulgent : à quand remonte la dernière fois qu'un film vous a littéralement coupé le souffle ?), tous les films d'horreur sont, l'un après l'autre, le film
le plus terrifiant de tous les temps, et quand il s'agit de nourriture, on va toujours chercher le gruyère
au coeur de la meule, là où c'est merveilleux, si fondant et tellement parfumé. Je n'ai pas d'exemples précis en tête, mais il suffit d'allumer sa télé et de prêter soigneusement attention ce qui est dit dans les pubs. Aux
phrases elles-mêmes, à la façon dont elles sont tournées.
La publicité ne peut qu'aller de l'avant et gueuler toujours plus fort. L'ennui c'est que cette hystérisation du discours déteint partout. Car vouloir redescendre d'un ton, au milieu du brouhaha ambiant, tenter de revenir à la nuance, c'est comme réduire le sel dans son alimentation : les premières bouchées ont l'air fades. Au début, on dirait que ce qu'on raconte n'a aucun intérêt. Ca ne brille pas.
Et donc nous avons les blogs engagés, où des milliers d'individus exposent leurs réflexions sur l'état du monde comme on part au combat, la tête pleine de chants guerriers. Et donc nous avons des articles incroyables, où le discours est sans arrêt sur le mode du cri, comme un morceau de musique passé sur un ampli qui sature. Le volume est à fond du début à la fin, ça casse les oreilles, mais c'est plat. Ca vomit, ça
dégueule, ça hurle, ça insulte, ça tutoie pour avoir l'air bravache, ça multiplie les adjectifs outrés, et si l'on prend les auteurs au pied de la lettre, on dirait qu'ils sont constamment dans tous leurs états, à bouillonner comme des cocottes-minute sur le point d'exploser.
Et puis on passe à un autre blog, à un autre article, et on a oublié celui d'avant. Celui où le type se tordait sur le sol et convoquait l'humanité entière devant le tribunal de sa volonté. Parce qu'évidemment, on
ne l'a
pas pris au pied de la lettre. Que voulez-vous, ils parlent tous comme ça, maintenant. C'est juste pour interpeler. Ca ne veut pas dire grand chose.
Et les blogs contaminent le journalisme de caniveau, où fleurissent alors, comme disait Orwell, des articles de moins en moins composés
avec des mots choisis pour leur véritable sens, et de plus en plus avec des
expressions assemblées comme les éléments d'un clapier préfabriqué. Même ce qu'on continue d'appeler les grands quotidiens nationaux poussent le volume à fond, et multiplient les tournures lyriques grotesques, les
faire France,
faire famille,
faire société, les
Quand Untel fait ceci (sans ajouter de proposition principale, et sans jamais se demander pourquoi diable leur titre doit toujours commencer par la locution "quand"), les
ironies de l'histoire, les
éléments de réponse, les
temporalités pérennes, etc. Petits patchworks de bimbeloterie scintillante, qu'ils imaginent littéraires et
impactants.
Et du journalisme, ça déteint sur la littérature contemporaine, et de la littérature aux films de cinéma. Dans un épisode de son émission
Opération frisson*, Yannick Dahan (un critique cinéma, ex rédacteur à
Mad movies), relevait le fait que les films produits par Marvel accordaient la même importance à toutes les problématiques de leurs intrigues. Il n'y a pas de contraste : tout est gueulé, tout est hystérisé, shooté aux même blagues débiles, issues de cet humour adolescent devenu le maître-étalon du
fun. Du coup, il ne peut plus y avoir de crescendo émotionnel. D'entrée, on veut en foutre plein la vue. D'entrée, on veut la caverne d'Ali Baba, on veut scotcher le spectateur, comme devant une pub.
Les états d'âme des personnages, le moment de relâche et l'épreuve suprême sont traités de la même manière : pied au plancher. Faut que ça pulse.
Et ça ne pulse plus du tout.
Je me souviens de la sensation curieuse que j'avais ressentie en lisant Schopenhauer pour la première fois. Même sensation qu'en lisant Zola ou Chateaubriand : le volume est bas. Et ainsi, il reste de la place pour le contraste, et ainsi, les effets de style sont sidérants. A chaque insulte de Schopenhauer contre Hegel, la rupture de ton est telle que je ne peux pas retenir un éclat de rire. Mais les subtilités sont mille fois plus nombreuses.
J'écoutais cette année, au festival d'Avignon, une lecture du
Sermon sur la mort, de Bossuet. Le comédien n'avait pas un mot plus haut que l'autre, et c'était ce que le texte demandait. Tout y est très calme et mesuré, chaque mot choisi avec soin. Si vous ne faites pas l'effort d'écouter, Bossuet n'ira pas vous chercher, il ne vous tirera pas par la manche pour vous dire : hé regarde ! Regarde comme ça
CLAQUE ! Et pourtant, quelle magie : une multitude d'effets réthoriques, à peine perceptibles, comme des reliefs palpés du bout des doigts sur un tissu précieux ; des montées en puissance, des accumulations, des silences creusés pour enrichir l'idée qui suit. C'est comme un baume pour l'esprit, un trait d'intelligence et de finesse (on sera d'accord avec lui ou pas, peu importe : la façon de le dire est un ravissement en elle-même).
A l'inverse, cette surenchère de cris et d'explosions de la modernité me donne une impression désagréable : on dirait, voulez-vous que je vous dise, on dirait que les gens en font des tonnes parce qu'au fond d'eux, ils ont peur de ne plus rien ressentir. Ou de ne pas ressentir assez. D'être des médiocres qui vivent des vies médiocres, pas assez relevées. On dirait qu'ils ont peur de s'apercevoir, selon la formule de ce médecin dans le film
L'échelle de Jacob, qu'ils sont morts mais ne le savent pas
.
Or les émotions sont probablement toujours là : mais il y a un gouffre entre elles et ce que la publicité en dit. Et alors, toute sincérité disparaît. Car face à un monde surexcité, un monde où ça pulse grave, où tout est perpétuellement saturé, criard, un monde où les autres semblent toujours traversés d'émotions formidables, où
amour signifie passion brûlante à toute heure du jour, où
vacances signifie voyage exotique au jardin d'Eden, chacun fait ce qu'il peut pour créer une illusion à son tour, et chacun "hurle", "pleure", "dégueule". Sans se rendre compte qu'il s'agit d'une fuite en avant, sur le modèle de la publicité.
Et que plus le monde gueulera à nos oreilles, plus il nous faudra nous protéger de ses cris, et plus nous aurons du mal à savoir ce que cela signifie vraiment, de ressentir une émotion sincère.
* Que l'on pourra regarder avec bonheur ici :
http://www.cineplus.fr/pid5876-cine-frisson.html?vid=1173846