lundi 24 août 2015

Le problème posé par la raison

A propos de culture - 2ème partie


Ce que nous nommons raison est un mécanisme fondamental de l'intelligence, dont le rôle est de trouver des causes. Lorsqu'on dit que quelqu'un raisonne, c'est qu'il est en général en train d'essayer de connecter des faits les uns aux autres par un lien, par un principe universel que nous nommons causalité. C'est ainsi que l'on résout des enquêtes de police, mais c'est aussi le fondement de toute science : à partir d'un événement, on tente de remonter à l'événement antérieur.

Rien ne peut se produire sans cause est un principe connu et énoncé au moins depuis l'Antiquité grecque. Il est en effet de notoriété publique que l'univers entier lui obéit : rien ne peut advenir sans avoir été provoqué par une cause antérieure. Si un objet tombe d'une table, c'est qu'il a reçu un choc ou que la table a été inclinée : il ne peut pas tomber tout seul, se déplacer magiquement sans aucune raison. Même en supposant l'existence d'esprits frappeurs ou de forces invisibles, la nécessité d'une cause est conservée : c'est simplement un fantôme ou un magnétisme inconnu qui pousse l'objet.

Ce principe est évident quand on l'énonce, mais il passe la plupart du temps inaperçu. Il est donc bon de le poser clairement, une fois pour toutes : de part en part, le monde obéit à la loi de causalité. Si nous assistons un événement, quel qu'il soit, nous savons instinctivement, sans même nous poser la question, que cet événement possède une cause. Naturelle ou surnaturelle, physique, psychologique ou sociale, peu importe, la cause existe. La raison est à ce point liée à notre façon de penser qu'il est presque impossible de se représenter ce que cela signifierait de n'être causé par rien.

En tant qu'animaux sophistiqués, la raison nous permet de nous débrouiller au sein d'un monde hostile. En donnant une cohérence à ce qui nous entoure, la raison nous permet d'éviter les pièges, d'inventer des stratagèmes, et en bref, de survivre plus longtemps. Une plante n'a pas besoin de raisonner pour survivre : elle trouve sa nourriture dans la terre et la lumière. Un animal aussi complexe qu'un dauphin ou un singe doit se déplacer, et donc disposer d'un système de navigation qui lui permette à la fois de se repérer et d'éviter le danger.

Quant au mécanisme, il est très connu car les enfants l'utilisent comme un jeu : c'est la question «pourquoi ?» répétée en boucle. En effet, si chaque événement a une cause, chaque cause possède elle-même une cause. On peut remonter ainsi jusqu'à l'infini.

C'est cette question interminable, pourquoi ? qui pose des problèmes à l'humanité depuis l'aube des temps, et qui nous éclate aujourd'hui à la figure, car nous nous sommes privés des anciens stratagèmes qui nous servaient, en tant que sociétés, à la surmonter.



Demander pourquoi jusqu'à trouver une fondation solide


L'intuition des enfants est bonne : une explication n'est jamais satisfaisante, on peut toujours s'interroger sur ses causes.

Pour prendre un exemple trivial : si l'on trouve une pierre chaude sur le sol, et qu'un très fort soleil rayonne depuis des heures, la raison y verra un lien de cause à effet. Ce lien n'est pas évident : il a fallu expérimenter pour le trouver. Et tout est différent selon qu'on a réussi à faire la connexion ou pas. Sans ce lien, il ne nous est pas possible de comprendre pourquoi la même pierre est tour à tour chaude, froide, voire même gelée. Si le lien nous échappait, nous aurions une interprétation magique, irrationnelle, ou métaphorique du monde : pour retrouver une cohérence qui nous échappe, il nous serait même tentant d'attribuer une âme à la pierre elle-même, âme qui lui permettrait de changer de caractère selon son bon vouloir.

Mais à force d'observations et d'expérimentations, à force de chercher à répondre à la question pourquoi, nous avons réduit la part magique, c'est à dire inexplicable du monde. Nous savons que si la pierre est froide ce n'est pas parce qu'elle a décidé d'être froide, mais parce qu'elle se trouve à l'ombre, par exemple. Nous tenons une explication. C'est parfait.

L'ennui c'est qu'on ne peut pas s'empêcher, tôt ou tard, de se demander pourquoi, au juste, est-ce que la chaleur ne se communique pas à l'ombre. Et nous recommençons à chercher et expérimenter, pour trouver une nouvelle explication.

C'est ainsi que l'humanité a inventé la physique, écrit les lois de la thermodynamique, et entraîné petit à petit ce que Max Weber a appelé le désenchantement du monde. Le monde nous semblait peuplé d'esprits farceurs et de dieux capricieux car nous n'avions pas bien regardé, nous avions posé des causes qui n'étaient pas les bonnes. Les pierres n'ont finalement pas besoin d'âme, leur comportement s'explique tout entier par des causes extérieures. Nous comprenons aussi que si la météo ne réagit pas aux sacrifices d'animaux, c'est moins dû au mauvais caractère de Zeus qu'à des mécanismes d'échanges de fluides que nous n'avions jusqu'alors pas les moyens de calculer.

Mais résoudre ces petits mystères n'aide pas à venir à bout du problème posé par la raison elle-même, qui ne peut pas s'empêcher de continuer à demander pourquoi. Nous espérons bien, quelque part, trouver un jour une fondation solide, un point zéro qui bouclerait la boucle. Mais cette fondation nous échappe sans cesse : si l'on descend par exemple jusqu'à l'observation primordiale de la physique, la loi la plus minuscule, à savoir qu'une charge positive et une charge négative s'attirent, et que l'on croit en avoir enfin terminé, une voix s'élève pourtant pour demander :

« Oui, mais pourquoi ? »

C'est assez irritant. D'ailleurs, lorsque des enfants s'amusent à ce petit jeu, une réponse finit invariablement par clore le débat : parce que c'est comme ça.

Symboliquement, cette réponse a une portée immense. Elle signifie qu'au fond de tout raisonnement se trouve un mystère. Et il est tentant de transformer ce mystère en un nouveau dieu, un nouvel esprit, quelque chose qui n'aurait pas besoin d'une cause, qui se serait généré tout seul, ce que les philosophes nomment causa sui, cause de soi. Dans un mouvement de mauvaise foi inattendu, et pour trouver une cause à l'absence de cause, la conscience humaine est prête à nier le principe même qui l'a conduite jusque là. Subitement, on rejette la loi de causalité. Ca suffit : à un moment, un événement est la cause de lui-même, et puis c'est comme ça.

Dans l'Antiquité grecque, le parce que c'est comme ça était le panthéon divin. Chez les hindous, le parce que c'est comme ça est symbolisé par les mythes du Véda et des Upanishads. Pour les Juifs, le parce que c'est comme ça est la Loi divine, la Torah. Les catholiques ont donné au parce que c'est comme ça le visage de la Sainte Trinité.

C'est à dire qu'à un moment, la chaîne de raisonnement est interrompue de force par un mythe, une histoire, une métaphore, un tabou. Comme on raconte qu'il y a un trou noir au centre de chaque galaxie, on trouve un mythe fondamental à la source de toutes les civilisations. C'est lui qui contraint la raison à se taire.

Ces réponses mythologiques signifient qu'à un moment, la raison n'a plus le droit de poser sa question. Elles sont destinées à impressionner, empêcher la poursuite de la réflexion, et ne souffrent aucune contestation. Il est interdit de les attaquer : on ne peut pas se demander qui a créé le Dieu des Juifs, pas plus que ce qu'il y avait avant le Chaos des Grecs. Car derrière ces histoires se trouve quelque chose bien plus effrayant que toutes les colères divines : cette crainte, que tout le monde ressent sans se l'avouer, que le monde soit absurde. Que l'existence, la souffrance et le malheur n'aient aucun sens. Que nous vivions et mourions pour rien.



Dieu est mort


Ce socle mythologique sur lequel s'appuient les civilisations s'incarne dans la culture.

La culture (ce que j'ai appelé culture dominante) est elle-même constituée d'un ensemble de cadres, parfois imaginaires (les récits fondateurs, les cosmogonies, les légendes, ce qu'on n'ose plus appeler le roman national), parfois tout à fait concrets (la langue maternelle, les rituels sociaux, baptêmes, unions, cérémonies funéraires, ainsi que le folklore, à savoir les fêtes traditionnelles, les coutumes, les codes de conversation, de politesse, etc.)

Cette culture, j'ai eu l'occasion d'en parler dans l'article précédent (à propos de culture - 1ère partie), n'a bien évidemment rien d'objectif, de vrai. Ce n'est qu'une interprétation du monde, permettant de clarifier le terrain afin de pouvoir vivre. Mais puisqu'elle est enseignée aux enfants comme une vérité, puisqu'elle pèse sur la façon dont les adultes doivent se comporter, elle est lourdement contraignante (et pour certains plus que pour d'autres). Elle se moque du caractère des individus, de leur sensibilité, de leurs motivations, et ne se préoccupe que de la santé morale de la société.

Autrefois, la culture dominante n'était pas négociable. On considérait que si un individu la rejetait, ou la remettait simplement en question, il mettait du même coup en péril l'équilibre de la société entière. Et la société, arquée sur ses principes, rejetait l'individu. Autrefois, les individus étaient certes soutenus par leur éducation, leur religion, les règles morales et civiles de leur époque et de leur rang, mais ils en étaient aussi prisonniers toute leur vie.

En Occident, ce temps est terminé. La modernité, guidée par l'esprit des Lumières, a brisé cet état de fait et nous a apporté la liberté individuelle : désormais, toute culture dominante est suspecte, car elle est partiale et oppressive. Le folklore est moqué, la langue est décortiquée, déconstruite, les mythes historiques démontés, les héros rabaissés, le modèle traditionnel de la famille largement critiqué, voire insulté ; et tout ceci pour desserrer l'étau qui étouffait autrefois les personnalités.

Désormais, après une formation culturelle réduite au strict minimum, l'individu est lâché dans la société et rendu libre de choisir la vie qu'il veut mener. Alors qu'on protégeait autrefois la société des individus marginaux, on protège aujourd'hui les individus marginaux de la tentation normative de la société. C'est une libération formidable, et sans précédent dans l'histoire de l'humanité. Mais en retour, si les individus ne sont pas conscients de la tâche immense qui les attend, l'épreuve peut être terrible.

Car en effet, si l'on n'a plus rien de chevillé au corps, tout se met à flotter, on ne peut plus poser le pied nulle part. Le langage est piégé, les traditions n'ont aucun sens, le monde ne cesse de fuir. Que faut-il faire ? Débrouille-toi. Comment faut-il se comporter ? Débrouille-toi. Qu'est-ce qui est bon ? Débrouille-toi. Et avec ça, le temps passe, la vieillesse ratatine les corps, et renforce cette conviction que tout ce cirque est inutile, et que puisque rien n'est vrai, rien ne vaut le coup. Tout ce que l'homme construit sera démoli, tous ceux qu'il aime souffriront et mourront, et il n'aura rien compris, et il mourra à son tour.

La liberté est peut-être enthousiasmante, mais cette liberté-là ? On s'effondrerait à moins.

En nous libérant des anciens carcans, l'humanisme rationnel s'est en fait attaqué aux fondements mythologiques qui faisaient barrage à la folie de la raison en roue libre. Nous avons fait sauter le parce que c'est comme ça, nous avons décrédibilisé l'autorité des mythes, et rendu à la raison sa toute-puissance. En d'autres termes, le nouveau mythe fondateur de notre civilisation est que les mythes fondateurs n'ont aucune valeur, qu'ils doivent être déconstruits.

Alors soit. Devant la raison, les tabous ne sont plus des tabous. Les mythes sont des racontars pour enfants, dont on se moque avec superbe. S'il y a un ou des dieux, la raison veut savoir quelle est leur nature, et d'où ils viennent. Elle veut savoir aussi comment il est possible d'être déterminé par la physique et de disposer en même temps de libre arbitre. La raison creuse jusqu'à la folie pour trouver l'origine du sentiment moral en nous, et montre que toutes les transcendances jamais imaginées sont des erreurs logiques ; puis elle utilise l'Histoire pour décortiquer les interprétations de l'art et connaître la nature du Beau, et, découvrant que ce sont des illusions dues à la légèreté de l'imagination, les déconsidère... avant d'aller chercher ailleurs, ouvrant tous les coffres, soulevant tous les voiles avec frénésie, cherchant un sens qui ne peut que lui échapper, à cause de sa structure même.

Les anciens tuteurs disaient : ici, tu dois t'arrêter et cesser de raisonner, car cela n'a plus de sens, et même, cela devient dangereux. La raison répond, aujourd'hui qu'on a tranché sa laisse : le monde n'est ni français ni allemand ni japonais, le monde est un chaos de forces. Voici la vérité que l'imagination nous cache : le monde est irrationnel, tout est absurde, donc tout est mort. Et alors, à grands pas, s'approche le danger mortel du nihilisme.

Dieu est mort !, se lamentait Nietzsche à travers son Zarathoustra, il y a plus d'un siècle. Ce qui ne signifie pas que les religions sont mortes, ou que la spiritualité est morte, mais bien que ce que nous prenions avant pour des vérités immuables, les guides dans lesquels nous avions foi pour fixer ce qui est Bien, Beau et Vrai, ont été dévalorisés par l'esprit critique parvenu à son acmé.

Les arguments d'autorité qui donnaient autrefois une logique au monde ne tiennent plus. Et comme Nietzsche le disait déjà, c'est à la fois une chance formidable et une malédiction. Car quoi qu'il en soit, nous ne pouvons plus revenir en arrière. Nous ne pouvons plus y croire à nouveau :

Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c'est nous qui l'avons tué !

Il nous faudra donc abandonner son cadavre, et continuer de marcher, pour voir si, comme se demandait Albert Camus, il est possible de vivre dans ces déserts.

6 commentaires:

  1. Je viens de voir les deux articles de la série et je viens de les lire. Une réflexion bien travaillée. Je n'ai pas grand-chose à ajouter (il me faudrait être beaucoup plus attentif et relire plusieurs fois pour avoir une remarque pertinente, mais désolé il est minuit passé !) si ce n'est que cette seconde partie m'a beaucoup fait penser au héros aux mille et un visages de Campbell, mais compte tenu des livres que tu cites déjà et sachant que le livre est connu, je suppose que tu le connais et que tu vas en parler dans la troisième partie.

    Ça vaut ce que ça vaut, je partage avec toi mon idée principale, à toi de voir ce que tu en fais. J'ai l'impression qu'il y a au fondement de toute pensée humaine une croyance, quelque chose auquel on croit tellement que ça en devient vrai et que notre monde, notre vision du monde (c'est la même chose) est déterminé par cette croyance.

    J'ai l'impression que mon idée n'est pas totalement hors sujet… Bof, fais comme tu veux, y a plus de tuteurs.

    Hâte de lire la suite.

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    1. Je connais le héros aux mille visages de Campbell (j'ai même assisté à un cours magistral de trois jours par Christopher Vogler, il y a quelques années), et tu as raison, c'est tout à fait lié. Mais j'ai peur de gaver les gens alors j'essaie de faire court, et je passe trois fois plus de temps à m'empêcher de digresser qu'à vraiment écrire. Du coup j'évoquerai peut-être Campbell mais je ne pense pas aller plus loin.

      Pour ce que tu dis de la croyance au fondement de toute pensée humaine, ça m'évoque au moins la croyance universelle à la causalité, justement. On peut faire ce qu'on veut, arrêter de croire en Dieu, arrêter de croire au langage ou à la science, mais la causalité elle-même est tellement incrustée dans notre esprit qu'on ne peut pas cesser d'y croire sans se rendre incapable de penser.

      A quoi on peut ajouter la croyance au temps et à l'espace, dont Kant fait pourtant des idéalités transcendantales, c'est à dire des formes de l'intellect, et non des réalités objectives. C'est l'esprit qui se représente le monde dans les formes du temps et de l'espace, mais le temps et l'espace ne sont que ça : des représentations (comme la couleur bleue, qui n'a d'existence qu'en tant que représentation pour un être pensant).

      Bon ça, ce sont des croyances universelles, sans lesquelles il n'y a pas d'expérience ni de pensée possible. Mais au niveau personnel aussi, je pense qu'on a tous des croyances fermement implantées, qui conditionnent nos jugements, ressentis et décisions : et souvent, ces croyances sont des interprétations personnelles de la culture dominante (à partir des expériences que nous apporte la vie). Nous sommes tous égaux, il faut protéger les faibles, la violence est une erreur, etc.

      Et puis quelques génies se forgent leurs propres croyances, en dehors de celles de la société. J'en parlerai dans la 3ème partie.

      Merci de m'avoir lu, je suis content que ça t'intéresse.

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  2. ca fait longtemps que je ne lis plus trop de philo alos sois indulgent julien. Si je comprends bien; avant; le mythe zero, le mystere premier: là ou la raison s'arretait ( raison veut dire ici lois de la physique??) etait expliqué par la religion , c'est a dire toujours hors de la raison. Mais aujourd'hui: la Raison domine donc elle doit tout expliquer. Mais si le nihilisme menaçe , cela ne veut pas justement dire que la raison ne domine plus ; ou alors que le fait de justement se questioner , de raisonner est absurde est donc ces mysteres et ces pourquoi n'ont plus lieu d'etre. Eclaire moi julien merci
    judith

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    1. Salut Judith :)
      Je crois que tu as déjà bien compris, mais dans le doute j'essaie d'être un peu plus clair.

      D'abord, raison ne signifie pas les lois de la physique. Les lois de la physique ne sont qu'un aspect du principe de raison, qui est : "rien n'arrive jamais sans qu'il y ait une raison suffisante pour qu'il en soit ainsi et pas autrement". Les philosophes appellent ça le "principe de raison suffisante", et ça a l'air idiot mais il a fallu un temps fou pour réussir à le formaliser et en voir toutes les implications. Schopenhauer, dans un petit essai extraordinaire qui s'appelle "De la quadruple racine du principe de raison suffisante" démontre que le principe de raison est en réalité plus large que la simple causalité physique, et s'applique dans quatre domaines : les lois de la physique donc (la causalité physique), les lois de la logique (il y a toujours une raison à ce que je pense), les lois mathématiques, et le principe de motivation (il y a toujours une raison à ce que je veux). Dans tous ces domaines, rien ne peut arriver sans une raison suffisante.

      Ensuite : jusqu'à l'époque qu'on a appelé la post-modernité (c'est à dire en gros, la fin du XIXème siècle, avec le coup de tonnerre qu'a représenté Nietzsche), en effet, le mouvement perpétuel de la raison était toujours arrêté par un mythe, c'est à dire par quelque chose situé hors de la raison. C'est valable dans toutes les civilisations, qui se sont toutes élaborées autour de mythes fondateurs expliquant comment le monde s'est créé, et pourquoi les choses existent. Ces mythes étaient des tabous, c'est à dire qu'il était considéré comme aberrant de chercher à les rationaliser. On ne rationalise pas un dieu, on n'en fait pas un phénomène physique ou logique, sinon ce n'est plus un dieu : il n'explique plus rien, il ne peut plus être cause de lui-même, et se retrouve pris dans la chaîne de causalité, comme tout le reste. Et alors on se met à se demander qui a créé le dieu, et puis le dieu qui a créé le dieu, et on est repartis.

      Au passage, ce mythe irrationnel n'était pas forcément religieux. Spinoza par exemple, fait tenir tout son système philosophique sur le fait que l'univers (qu'il nomme Dieu, c'est une sorte de panthéisme) est la cause de lui-même. C'est le point zéro. Tout son système est d'une rationalité impeccable, mais à sa base, il y a ce postulat qui, gratuitement, parce qu'il faut bien commencer quelque part, renie la rationalité.

      Petit à petit, en Occident, suivant la pente initiée par Descartes et son "doute radical", puis par les penseurs des Lumières (dont Kant, qui a lui aussi été un coup de tonnerre, peut-être plus violent encore que Nietzsche), on a commencé à soumettre les explications mythologiques à la critique. Et aujourd'hui en Occident, ce qui n'est pas rationnel est plus que critiqué, c'est ridiculisé ; et il n'existe plus vraiment de mythe fondateur (on s'est non seulement attaqué au Dieu des Juifs et des chrétiens, mais on est aussi en train de démantibuler l'idée de nation, l'idée de peuple, etc. (et je sais pourquoi on le fait, je ne dis pas que c'est bien ou mal, mais c'est un fait)).

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    2. (2/2)

      Le nihilisme, c'est la perte du sens. Et la raison en roue libre y conduit tout droit. Tu vois bien que si tous les mythes fondateurs, toutes les explications sur pourquoi le monde existe, pourquoi les choses sont ainsi, pourquoi les hommes doivent souffrir, vieillir et mourir, si tout ce que les sagesses anciennes apportaient comme réponses est soumis à la critique acharnée de la raison, plus rien n'a de sens. Tout se perd dans une régression infinie, des mécanismes froids, et tout perd de sa magie, tout perd de sa valeur. Les sentiments sont des interactions physiques, la pitié un mécanisme de survie évolutif, et comme tu dis : le fait de raisonner lui-même est absurde, car la vérité n'existe pas. La pensée se leurre elle-même, et même le "moi" est une illusion ("je" est une illusion due à la grammaire, disait Nietzsche). Les individus n'existent pas vraiment, la vie n'existe pas vraiment, et rien n'a de valeur.


      Tu peux te dire que dans ces conditions, puisqu'on n'a de prise sur rien, il faut arrêter de s'inquiéter (et c'est une grande sagesse), mais il n'empêche que c'est une conclusion extrêmement angoissante. Et puis les gens autour de nous vont souffrir, et comme disait Schopenhauer, avec un peu de complaisance : "aujourd'hui est mauvais, et demain sera plus mauvais encore, jusqu'à ce que le pire arrive." Comment tu résistes dans un monde pareil, si tout est absurde et si tu ne peux te raccrocher à aucune consolation ? Si même l'art et la beauté sont démontés, descendus de leur piédestal par la raison en roue libre, qui rattache tout ce qui t'émeut à des opérations logiques ?

      Comme disait Nietzsche dans la Généalogie de la morale, ce qui effraie l'homme, ce n'est pas de souffrir : c'est que souffrir n'ait pas de sens. Il veut bien souffrir et endurer tous les maux, pourvu que ça ait du sens. Si on te retire ce sens, si tu as l'impression que tout est gratuit, alors toute motivation disparaît.

      Où ça conduit ? A la mort d'une civilisation.
      Je m'arrête ici parce que normalement, ma troisième partie devrait beaucoup parler du nihilisme, des réponses qu'on a cru pouvoir y apporter (et qui ont abouti au nazisme et au communisme), et de ce qui nous reste comme perspectives.

      Merci de m'avoir lu !

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    3. (juste parce que je veux être clair : quand je dis que les mythes fondateurs sont hors de la raison, irrationnels, c'est parce que d'une part, ils se moquent des faits scientifiques, de la "vérité" historique, ils sont plus sensuels et métaphoriques que logiques, et d'autre part parce qu'ils sont des "causes de soi", des "parce que c'est comme ça", c'est à dire des concepts en contradiction directe avec l'idée que chaque effet possède une cause)

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