tag:blogger.com,1999:blog-30718921212754577562024-03-13T04:49:02.261+01:00NégligeableOn vieillit, on se rapproche des pierres.Halvhttp://www.blogger.com/profile/14957550946784821561noreply@blogger.comBlogger74125tag:blogger.com,1999:blog-3071892121275457756.post-39822827100807865962018-03-18T12:02:00.000+01:002018-03-18T12:02:16.924+01:00La justice et les émotions<div>
<i>Par Anne Lesper</i></div>
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Nous vivons dans un monde surmédiatisé. Toujours devant un écran, nous mangeons de l'info, du buzz et de l'intox avec boulimie, sans regarder sur les quantités ou les dates de péremption. Et plus on en mange, plus on est accro. Pourquoi ? Parce que les médias ont besoin qu'on les regarde pour exister. Ils ont besoin de nous attirer à eux le plus possible, le plus souvent possible et le plus longtemps possible.<br />
<br />
Et comment s'y prennent-ils et y arrivent-ils si bien ? Ils nous tiennent par les émotions. Par les sensations, le sensationnel. Et ça fonctionne, alors pourquoi s'en priveraient-ils ? Si on regarde le champ lexical utilisé dans les titres et les lancements des sujets de journaux télévisés, on peut vite se rendre compte qu'ils tournent autour des émotions. "Incroyable", "attendrissant", "saisissant", "spectaculaire", "soulagement", "indignation"...<br />
<br />
On consomme de l'info comme on regarde un film au cinéma. Plus rien n'est rationnel. On écoute ses émotions et, de là, on discerne les gentils et les méchants. Et on se fait juge des événements que traverse notre société.<br />
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Or, nous avons la chance de vivre en France dans une société démocratique, avec une justice séparée des pouvoirs de l'Etat. Et elle est gouvernée par des lois.<br />
<br />
Il fut une époque où nous étions nos propres justiciers. C'était l'époque des tragédies. Seulement, la tragédie mène le héros à sa perte. Toujours. Son honneur, sa colère, sa tristesse, les Dieux, l'obligent à rendre justice lui-même, quitte à mourir ou à perdre tous ceux qu'il aime.<br />
<br />
Dans une démocratie, ce que permet la justice c'est d'empêcher que le drame tourne à la tragédie.<br />
<br />
Dans le drame, il n'y a pas d'honneur à défendre, de destin auquel on doit faire face, de Dieux que l'on doit honorer. Au tribunal de la démocratie, il y a la victime, l'accusé et le juge. Pas de place pour les Dieux, pas de place pour les émotions. Il y les faits, la loi et le juge pour la faire appliquer. En se substituant au juge de la démocratie avec nos émotions et nos Dieux, on revient à un monde sauvage où chacun agit en fonction de ses propres règles, de ses propres convictions. Retour au chaos.<br />
<br />
Les émotions font partie de notre nature, et croire en un dieu ou plusieurs dieux ou aucun est l'affaire de chacun pour soi, mais en aucun cas cela ne doit intervenir dans la justice de la démocratie.Halvhttp://www.blogger.com/profile/14957550946784821561noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-3071892121275457756.post-66857826781437324282017-03-02T08:00:00.000+01:002020-06-12T10:28:55.484+02:00C'est pas moi, c'est les autresC'est à croire que le ressentiment est devenu le principal axe d'interprétation du monde.<br />
<br />
Je lis le mot "discrimination" un million de fois par jour, dans des journaux ou des articles de blog qui sont tous exactement les mêmes, qui racontent tous exactement la même chose. Hier, nouvelle invention, c'était la "discrimination liée au fait d'être parent", et à l'intérieur de cette discrimination, un type se plaignait d'une autre discrimination, celle qui discriminait les pères par rapport aux mères. Et bien sûr, spectacle consternant, les commentaires de l'article étaient le lieu d'une lutte entre hommes et femmes, celles-ci répondant qu'en réalité, c'étaient les mères qui étaient discriminées par rapport aux pères, à l'intérieur de cette discrimination globale liée au fait d'être parent.<br />
<br />
Est-ce que tout ce bordel est sincère, est-ce que c'est un jeu, ou bien est-ce de l'hypersensibilité ?<br />
<br />
Quand on fait un pas en arrière pour voir le tableau, c'est à désespérer. La France est devenue un pays globalement traversé de ressentiment, un pays de jalousie, de mesquineries, où l'on ne sait pratiquement plus que réagir, et jamais créer (ou bien l'on fait semblant de créer, en copiant un truc à la mode dont on change la couleur, et un faux public se mystifie lui-même en feignant de trouver ça fantastique et l'oublie sitôt après avoir détourné les yeux). Je participe de moins en moins à des <i>conversations</i>, ces conversations qui me nourrissaient autrefois et dont je tirais plaisir par l'écoute d'autres points de vue que le mien ; et je suis de plus en plus pris à parti dans des <i>interpellations</i>, des discours graves et agressifs, tenus par des militants qui s'énervent, se raidissent sur leurs ergots, et où le point de vue différent est traité comme un argument à réfuter.<br />
<br />
Je crois qu'on adore la possibilité que ce monde nous offre de nous prendre pour des génies d'humanité, des génies de tendresse et de sagesse, mais <i>empêchés par le système</i>. Nous sommes tous des agneaux, bien sûr, nous sommes tous absolument géniaux, c'est le système qui nous oblige à devenir agressifs et railleurs. On adore chicaner sur l'oppression qui oppresse, la discrimination qui discrimine, jusque dans la coiffure d'untel qui est une agression passive, et on cherche la douleur au quotidien, on la travaille, on en dégage les angles, et c'est dans son exposition et dans la recherche des coupables qu'on investit toutes nos forces créatrices.<br />
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Il faut voir Twitter, c'est édifiant : Lacrimosa toute la journée. C'est le ressentiment qui nous inspire, qui nous donne envie de nous lever le matin pour combattre les fascistes, les communistes, tous ces salauds. Où est le positif, où est la joie ? Pas de joie, non ! trop légère la joie, quand il se passe tant de choses si graves. D'ailleurs, 87% des demandes mondiales de censure de tweets proviennent de France. Prenez un instant pour avaler : <i>quatre-vingt-sept pourcents</i>. C'est de l'hyper-vigilance antifasciste ou de l'hypersensibilité ?<br />
<br />
Existe-t-il seulement un endroit où l'on peut encore se rendre, en France, sans entendre les caquètements de la foule en train de chercher qui accuser aujourd'hui, et comment ? Je sais que oui, bien sûr, et j'exagère l'ampleur du phénomène en dehors des réseaux, mais enfin il faut bien que je dise quelque part que l'eau monte... Car je doute que ce soit une civilisation d'avenir, celle dont la passion vitale est de détecter des discriminations à l'intérieur de discriminations discriminantes, alors que tous les jours pourtant, il y a la belle vie dehors.<br />
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Sur quoi, Abd Al Malik :<br />
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<iframe allowfullscreen="" class="YOUTUBE-iframe-video" data-thumbnail-src="https://i.ytimg.com/vi/YOz6gYXLDF8/0.jpg" frameborder="0" height="266" src="https://www.youtube.com/embed/YOz6gYXLDF8?feature=player_embedded" width="320"></iframe></div>
<br />Halvhttp://www.blogger.com/profile/14957550946784821561noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-3071892121275457756.post-85569182067986038912017-02-22T13:42:00.000+01:002020-06-12T15:55:56.597+02:00L'art contre le ressentiment<div style="text-align: justify;">
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Céline</h3>
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Mon grand-père adorait Louis-Ferdinand Céline.</div>
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Il était Juif, il avait connu le statut des Juifs en France, avait perdu son emploi d'avocat sous l'Occupation, mais il adorait Céline. Et si l'on abordait avec lui la question qui fâche, si on lui demandait comment il s'arrangeait de son antisémitisme, ce qu'il faisait des pages délirantes de <i>Bagatelle pour un massacre</i>, il ne se démontait pas : il répondait que Céline ne pensait pas ce qu'il écrivait, que c'était de la provocation. Il ne pouvait pas envisager le contraire.</div>
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Je n'ai pas lu <i>Bagatelle pour un massacre</i>, seulement des extraits ; mais ils m'ont suffi. J'aurais aimé donner raison à mon grand-père, mais je n'y ai senti aucune ironie. Et s'il y en a une, je n'en vois pas l'intérêt. C'est atroce.</div>
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Si je raconte cela c'est pour dire que, vraisemblablement, mon grand-père s'était fabriqué une version personnelle de Céline, pour laquelle il pouvait, sinon avoir de la sympathie, du moins éprouver une certaine proximité. Peut-être ne pensait-il pas <i>vraiment</i> que Céline faisait de la provocation. Mais il se laissait le croire, et entretenait avec son fantôme et ses œuvres une relation apaisée. Je veux dire par là que s'il avait rencontré Céline au coin d'une rue, il ne l'aurait pas évité et n'aurait pas été mal à l'aise. Je connais mon grand-père : il lui aurait sans doute parlé de littérature.</div>
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De nos jours, cette idée devient inconcevable. De nos jours, on imagine qu'un Juif croisant Céline au coin d'une rue devrait plutôt lui casser la gueule, comme s'il était soudain réduit à sa seule identité juive, réduit à n'être <i>plus que ça</i> : un Juif ; forcé à devenir pour un instant le représentant symbolique d'un peuple qu'il n'est pas.<br />
<br />
C'est exactement ce qui est arrivé au judoka Teddy Riner, aux jeux olympiques de 2012, lorsque, après avoir remporté la médaille d'or, il est allé s'agenouiller devant son entraîneur pour embrasser ses chaussures. Riner expliquerait plus tard qu'il s'agissait d'une sorte de pari superstitieux entre eux (<i>si je gagne, je te baise les pieds devant tout le monde</i>). Mais il se trouvait que l'entraîneur était blanc, et Riner noir. Et alors, un étrange mouvement de protestation s'était élevé : plusieurs représentants d'associations antiracistes avaient manifesté leur malaise, ou bien s'étaient franchement scandalisés de voir ainsi <i>un noir</i> s'agenouiller devant <i>un blanc</i>. Ces gens n'étaient manifestement plus capables de voir seulement deux hommes, deux camarades heureux de leur victoire commune et partageant un instant de complicité : leur couleur de peau passait en premier, avant même leur humanité. Teddy Riner, à cet instant, n'aurait pas dû être Teddy Riner, mais <i>le noir </i>symbolique, représentant de tout un peuple réduit à sa seule dimension de <i>peuple esclave</i>. Honnêtement, je continue de trouver ces réactions abominables, écoeurantes. On peut faire mieux que ça, on peut s'élever au-dessus de ça.</div>
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<a name='more'></a>L'art, par exemple, permet la construction de rapports plus sains. En effet, puisque nous entrons <i>d'abord </i>en contact avec une oeuvre et que, d'une façon profonde et métaphorique, cette oeuvre nous parle aussi de son auteur, nous avons <i>la possibilité</i> d'établir un lien particulier avec lui. Lorsqu'une oeuvre nous remue, touche quelque chose en nous, elle nous rapproche aussi de son créateur : ça devient parfois comme un dialogue. Mais, en découvrant ensuite que ce créateur n'était finalement pas celui que nous imaginions, en découvrant qu'il était peut-être raciste, misogyne, ou qu'il s'est souvent comporté comme un salaud, il arrive que la déception soit douloureuse (je me souviens notamment de la réaction d'un spécialiste de Heidegger, à la radio, quand on a retrouvé des carnets personnels contenant les seules déclarations ouvertement antisémites qu'il ait jamais écrites ; jusque là, cet homme devait accorder le bénéfice du doute au philosophe ; soudain il ne le pouvait plus, et il paraissait aussi accablé que si l'on parlait d'un proche). Cependant, en l'ayant abordé par ses oeuvres, nous en savons quand même plus sur lui que ce qu'en racontent ses biographes : nous l'avons approché <i>de bien plus près</i>. Nous l'avons côtoyé à un niveau dont les faits bruts ne disent rien, nous avons senti des choses que sa biographie et le récit de ses humeurs ne montrent pas : ces choses sont le rapport entre son oeuvre et nous. Entre son oeuvre et moi.</div>
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Moi, spécifiquement. Ni ma famille, ni la communauté d'où je suis issu.</div>
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L'homme était peut-être un salaud mais, pour le dire tel que je le sens : j'ai intimement partagé les faiblesses qui faisaient de ce salaud un être humain. Ca change la vision que j'ai de lui : il ne rentre plus dans la case. Je le vois dépasser cette désignation de salaud. C'est un homme.</div>
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Schopenhauer</h3>
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De mes grands-parents j'ai hérité une part de sang juif, mais je ne considère pas cela comme le legs le plus important. Ce que j'ai surtout hérité d'eux, c'est la hantise du communautarisme, le dégoût de la pression du groupe. Le terme est aujourd'hui honni parce que mal compris : je suis un individualiste, au sens où je considère que les individus devraient toujours avoir la possibilité de s'extraire des groupes. Fondamentalement, je crois que le groupe, la famille, la communauté, ne doit pas enchaîner l'individu à des principes en lui disant : tu es né juif ou musulman, noir, blanc, Depardieu ou Lagardère, Français ou Italien, et ainsi tu resteras toute ta vie. Tu suivras les commandements que le groupe a prévus pour toi, et tu seras solidaire avec tous ceux du groupe, même si tu ne les aimes pas, même si tu ne les connais pas. Tout comme on peut détester sa famille et s'en trouver une de substitution, je pense possible de naître Français et de finir Italien jusqu'au fond de l'âme. Or nous vivons une époque où les individus sont de plus en plus souvent invités à séjourner dans leur communauté d'origine, à entretenir leurs séparatismes plutôt que de chercher ce qui les relie aux autres. Aux autres ? Oui, et même aux salauds.</div>
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Quand je lis sous la plume de Schopenhauer qu'il est bien normal que Spinoza justifie l'immolation des animaux, car il « parle comme peut le faire un juif, de sorte que nous autres, habitués à des doctrines plus pures et plus dignes, nous sentons écœurés par la <i>Foetor judaicus</i> [la puanteur juive] », ça irrite la part de moi qui se sent liée à des ancêtres juifs. Mais d'un autre côté, j'ai lu de Schopenhauer à peu près tout ce qui a été traduit en français, et ma compréhension de lui ne se limite pas à cette citation. Pour quelqu'un qui ne le connait pas, il est aisé de le réduire à cette seule dimension, et de s'en servir pour relativiser son oeuvre, pour rappeler sans arrêt que, quelle que soit la puissance de ce que tu lis, <i>ça vient de ce type qui parlait de la puanteur juive</i>.</div>
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J'éprouve, pour ma part, une vive affection pour Schopenhauer. Malgré ses écarts antisémites, malgré les lettres où il raconte avoir aidé des soldats de l'Empire à mater des révolutionnaires, malgré l'énorme délire misogyne que représente son essai "Sur les femmes", je me suis fait de lui une représentation que je serais prêt à défendre. J'aurais, en revanche, le plus grand mépris pour qui tenterait de me persuader que <i>je dois</i> considérer Schopenhauer d'abord et avant tout comme un antisémite, par considération pour mes ancêtres juifs. On me dirait : derrière Schopenhauer, il y a Nietzsche et sa <i>bête blonde</i>, Wagner et Hitler ! Voilà <i>CE QUE</i> tu admires. Comment peux-tu ?</div>
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Et je me répondrais, en moi-même (car j'ai horreur des engueulades) : <i>Le monde comme Volonté et représentation</i>, les lettres mélancoliques à son ami d'enfance, son admiration pour Kant, les leçons irremplaçables que j'ai apprises de lui. Arthur Schopenhauer, voilà <i>QUI</i> j'admire.</div>
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N'était-il pas antisémite pour autant ? Si, bien sûr, dans ce que signifiait ce terme au XIXe siècle. Mais pour moi il est bien plus, au point que ce terme même se désagrège ; et je lui pardonne, considération gardée pour mes juifs ancêtres.</div>
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Lovecraft</h3>
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J'ai appris par <a href="http://page42.org/" target="_blank">Neil Jomunsi</a>, il y a maintenant quelque temps, que le prix littéraire World Fantasy Award ne serait désormais plus représenté par un buste de Howard Philip Lovecraft, génial écrivain de science-fiction du début du XXe siècle. En voici la raison : il était raciste. Sur Twitter, pour propager la nouvelle, on trouve des formulations du type : "Lovecraft le raciste ne représentera plus..." etc.</div>
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Lovecraft-le-raciste. S'il fallait résumer toute l'histoire en trois mots.</div>
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Il est de notoriété publique que Lovecraft entretenait un profond racisme à l'encontre des noirs. On trouve, écrites de sa main, des pages proprement délirantes où il les décrit sous les traits de créatures affreuses, inhumaines, très proches des monstres dont il peuplait ses nouvelles. L'inspiration de sa mythologie barbare, dit-on, lui serait venue de son dégoût des populations noires rencontrées à Providence et à New-York.</div>
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Il n'est donc plus possible de récompenser un prix littéraire par un buste de cet homme-là, de <i>ce raciste-là</i>, alors que les lauréats sont parfois noirs eux-mêmes. Ce serait comme une insulte, ce ne serait pas supportable.</div>
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Je trouve ça regrettable. L'art, qui était une invitation, ou du moins une possibilité de dépasser le ressentiment, est renvoyé au second plan. Voici la nouvelle vision du monde qui nous est proposée : ce qu'il faut retenir de plus important chez Lovecraft n'est pas son génie, c'est sa paranoïa raciste. Quand vous penserez Lovecraft, désormais, pensez aussi <i>racisme</i> ; vous aurez la clé de toute sa personne et de toute son oeuvre. Lovecraft raciste, c'est la première chose que vous saurez de lui. Mais finalement, a-t-on encore des choses à apprendre d'un raciste ? Ne doit-on pas commencer à relativiser tout ce qu'il nous a appris auparavant ? Est-il encore seulement possible de le lire au premier degré ? <i>Voici l'oeuvre d'un raciste. Ses monstres sont le produit de son racisme. Son talent est le produit de son racisme</i>. Mais comment ressentir encore une quelconque empathie en lisant ses livres, si l'on est sans arrêt renvoyé à cet avertissement, après chaque description d'un monstre : <i>raciste, raciste, raciste</i> ? Comment ne pas interrompre sa lecture en se demandant s'il n'est pas en train de nous mettre ses idées morbides dans la tête, et s'il ne va pas influencer nos enfants ?</div>
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Récompenser un prix littéraire avec un buste de Lovecraft signifiait : lecteurs, écrivains, cet homme a des choses à vous dire. On peut s'inspirer de ce qu'il a écrit. Il a changé l'état de l'art de son époque, il a bouleversé la littérature de fiction, et il est passionnant. Si vous vous y plongez, sans doute pourrez-vous y trouver des choses de vous-même, sans doute vous reconnaîtrez-vous dans les peurs qu'il met en scène, dans les angoisses qu'il manifeste.</div>
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Retirer le buste de Lovecraft signifie : ce qu'a fait cet homme-là n'est pas important. Il était avant tout un salaud. Il a été génial mais ce génie est placé sous le signe de l'infâmie. Si vous vous retrouvez dans les peurs qu'il décrit, sachez que ces peurs lui ont été inspirées par son racisme, et que vous devriez vous poser des questions sur vous-même. Méfiez-vous. Surtout si vous êtes noir. Il haïssait les noirs.</div>
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Lovecraft devient une sorte d'incarnation du principe pur de racisme. Tout comme, pour les associations antiracistes, Teddy Riner n'était plus un homme mais un noir, Lovecraft n'est plus un homme : c'est un raciste. C'est Lovecraft-le-raciste.</div>
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Suis-je en train de dire que tout le monde doit le trouver formidable et lui pardonner ses excès ? Absolument pas. J'aurais moi-même du mal à trouver Céline sympathique, et ne parlons pas de mon sentiment vis à vis de Wagner. Mais voilà finalement ce que j'essaie de dire : en valorisant ce que les individus faisaient de mieux, l'ancienne conception du monde était humaniste : elle permettait à <i>certaines personnes</i> de se trouver des proximités avec quelqu'un qui ne leur ressemblait pas, et même quelqu'un qui, par une sorte de stupidité et d'aveuglement, était persuadé de détester tous ceux de leur groupe. Humaniste aussi parce qu'elle laissait la possibilité d'aller jusqu'à éprouver de la tendresse pour l'artiste, tendresse qui naît avec la découverte d'une faiblesse : c'est à dire qu'elle laissait la possibilité de prendre l'autre comme un<i> </i>homme, et ainsi découvrir <i>ce que c'est que d'être un homme,</i> avec ses grandeurs et ses bassesses. Et donner ainsi la faveur à l'apaisement face à l'humanité, plutôt que d'entretenir le ressentiment et la méfiance.<br />
<br />
La nouvelle conception du monde ferme l'horizon et, en s'empressant de montrer la laideur et la bassesse (pourtant communes à toute l'humanité), s'assure qu'il sera désormais impossible de tirer du positif de l'un de ces artistes marqué du seau de l'infamie. Je comprends qu'on puisse ne pas pouvoir ou ne pas vouloir pardonner à Lovecraft ; mais je préférais l'époque où la décision était laissée aux individus. Aujourd'hui, le groupe prend les devants et pose un jugement avant l'individu ; on écrit même des avertissements en couverture des livres de Kant : vous n'avez pas encore commencé à lire que vous avez déjà en tête que tout cela est daté et misogyne. Demain, il deviendra de plus en plus difficile de passer outre cette injonction, de passer outre la façon dont nous seront présentés les anciens génies. Or, à moins d'avoir été moralement parfaits, c'est à dire à moins d'avoir été des machines, ils auront tous des tâches indélébiles dans leur vie. Ils seront tous potentiellement des salauds pour un groupe ou pour l'autre.</div>
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L'ancienne conception du monde accordait sa faveur à l'inspiration. La nouvelle conception privilégie la suspicion. Mine de rien, c'est toute la différence qui se joue dans la culture du ressentiment qui s'installe en Occident.</div>
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P.S. : puisque l'époque est au relativisme permanent, et puisqu'elle ne sait plus guère démontrer que par l'absurde, je sais qu'on me rétorquera : et Hitler ? Si je t'écoute, en lisant <i>Mein Kampf</i> je pourrais me trouver des sympathies avec lui ? Je crains qu'il ne me faille répondre sérieusement à cette objection naïve, quitte à être lourd et consensuel : Hitler a pensé et mis en place l'extermination totale des Juifs, des Tziganes, des homosexuels et des malades mentaux à travers l'organisation d'une industrie où l'on calculait des rendements et où l'on réfléchissait à des moyens techniques de les améliorer. Je pourrais lire l'intégralité de son courrier privé et de ses journaux intimes, que l'ombre de l'horreur qu'il a sciemment organisée et commise reviendrait sans cesse m'empêcher d'éprouver pour lui le début d'une sympathie. <i>Néanmoins</i>, cela m'aiderait à me souvenir qu'il était un homme, et non un démon.</div>
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En comparaison, Lovecraft n'a écrit qu'une poignée de poèmes révélateurs d'une sorte de psychose maniaco-dépressive, quelques lettres démentes, et a beaucoup perdu de ses délires xénophobes en vieillissant.</div>
Halvhttp://www.blogger.com/profile/14957550946784821561noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-3071892121275457756.post-51876488281841816242016-09-21T10:53:00.006+02:002017-01-16T11:23:45.257+01:00Note rapide sur le libre-arbitre« Nous ne sommes que nos pensées ; les organes et le corps n'existent que pour les soutenir » : voilà notre cercueil. Et « nos pensées ne sont qu'informations » : voilà le clou qui le referme.<br />
<br />
Si je ne décide pas d'une action en pensée, je me crois déterminé : je prétends que ce n'est pas <i>moi</i> qui agis. Si mes organes, mon corps, agissent selon des lois qui ne sont pas celles des pensées mais celles du monde physique, je me crois privé de libre arbitre. C'est pourtant bien mon corps qui agit, mais sous prétexte qu'il n'a pas intégré dans son mouvement cette minuscule sécrétion du cerveau qu'est la pensée consciente, je dis que ce n'était pas <i>moi</i>, et je suis vexé.<br />
<br />
Quelle personnalité susceptible et égoïste que ce cerveau « conscient »... Et l'estomac ? N'est-ce pas moi qui digère ? Et les poumons ? N'est-ce pas moi qui inspire, et n'est-ce pas moi qui envoie l'oxygène réveiller mes muscles ? « Non ce n'est pas toi, c'est ton corps » : et voici la trahison révélée.<br />
<br />
Le concept de libre-arbitre ne sortirait-il pas d'une erreur d'interprétation de ce qu'est un individu ? Ne viendrait-il pas d'une volonté, non de libérer l'individu, mais plutôt de le <i>restreindre</i> à ce qui en lui est conscient ? Une tentation de le priver de tout ce qui ne passe pas par la pensée consciente, une tentation de dire « tout ceci n'est pas moi, je ne suis ni respiration ni force musculaire ». Et ainsi, en souhaitant être libre, je souhaite aussi qu'il me soit impossible de danser ; car c'est mon corps qui danse, et qui rejette la conscience de côté.<br />
<br />
Vouloir le libre-arbitre, s'y accrocher fermement, n'est-ce pas refuser la vie pleine ?<br />
<br />
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<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgimVRO_3tPUJy9OR5kjwGjZoIF2MKD6SW9lKQhbDWma6eR1XTlxEOZJHYtRGLZQVFpUfrVS0iD0bZ_Ajb6JwAfM8drzyiee8MlULj9I0C0v4B5NUnSMu-kcgCWWFzXGjyaxgw1rpY68EoQ/s1600/danse.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" height="322" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgimVRO_3tPUJy9OR5kjwGjZoIF2MKD6SW9lKQhbDWma6eR1XTlxEOZJHYtRGLZQVFpUfrVS0iD0bZ_Ajb6JwAfM8drzyiee8MlULj9I0C0v4B5NUnSMu-kcgCWWFzXGjyaxgw1rpY68EoQ/s640/danse.jpg" width="640" /></a></div>
<br />
<i>Avec mes joies, avec mes peines, j'ai mâché des quignons de ma terre; et maintenant, la ligne où se fait le juste départ, la ligne au-delà de laquelle je cesse d'être moi pour devenir houle ondulée des collines, la ligne est cachée sous la frondaison de mes veines et de mes artères, dans les branchages de mes muscles, dans l'herbe de mon sang, dans ce grand sang vert qui bout sous la toison des olivaies et sous le poil de ma poitrine.</i><br />
<i><br /></i>
<i>Jean Giono - Manosque-des-plateaux</i>Halvhttp://www.blogger.com/profile/14957550946784821561noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-3071892121275457756.post-26022548726246687442016-09-18T22:17:00.002+02:002017-01-05T01:14:40.967+01:00La société des enfants<div style="text-align: justify;">Je vois deux sortes de règles du jeu.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br></div>
<div style="text-align: justify;">
Les enfants vivent dans un monde régi par des lois <i>morales</i>, qui sont une création des adultes et les protègent. Ils évoluent dans un univers cadré, où la bonne action est récompensée d'une piécette ou d'un baiser, et la mauvaise punie d'une privation ; un monde où l'on est consolé quand on a mal et quand on a peur. Mais en grandissant, ce monde s'écroule ; ou plutôt, on se rend compte qu'il n'était qu'un monde à l'intérieur d'un monde, une sorte de cocon : le véritable monde ne répond pas à l'appel de l'homme comme les adultes répondent aux enfants. Il est indifférent à la souffrance, il ne console pas spécialement, ne réjouit pas, frappe au hasard, donne et reprend sans raison.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br></div>
<div style="text-align: justify;">
Nous finissons par l'apprendre : la bonté de cœur n'est pas toujours récompensée tandis que la mesquinerie et le calcul paient ; le fort mange le faible, des innocents souffrent et des salauds prospèrent. Incarné dans une avalanche ou un accident d'avion, le hasard fauche des centaines de braves gens. On me répondra sans doute que beaucoup d'enfants le savent déjà, mais il y a tout de même une différence : les enfants le savent et l'oublient, tandis que les adultes n'en sont plus capables. L'arrivée de responsabilités change la perspective, fait passer l'envie de jouer au mariole, commence par teinter doucement les joies d'une sorte d'inquiétude <span style="background-color: white; color: #545454; font-family: "arial" , sans-serif; font-size: x-small; line-height: 18.2px;">—</span> et avec les années, c'est l'angoisse qui déplie ses ailes.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br></div>
<div style="text-align: justify;">
On ne se protège pas du sort par la morale mais par la raison pratique. On peut considérer les sociétés comme autant de forteresses que les hommes ont fondées pour tenir le hasard et l'incertitude à distance, et rétablir la prédominance des lois morales. Grâce à la justice, le voleur est puni et l'on protège le faible contre le fort.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br></div>
<div style="text-align: justify;">
Les enfants vivent pleinement selon les lois des hommes. L'enfance est l'âge de l'ignorance bienheureuse et de l'interprétation morale du monde.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br></div>
<div style="text-align: justify;">
L'adolescence est l'âge de la transition : l'individu commence à entrevoir l'ombre de l'absurde et se rebelle de toutes ses forces pour continuer à croire que le monde est moral, c'est à dire qu'il est bon. C'est l'âge de la philosophie. C'est l'âge auquel on s'enthousiasme pour les grands systèmes expliquant que le monde n'est pas <i>vraiment </i>amoral, comme il en l'air, mais qu'il existe un principe négatif, un principe malin qui l'empêche de retrouver sa vraie forme.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br></div>
<div style="text-align: justify;">
La condition d'entrée dans l'âge adulte, c'est l'assimilation du caractère imprévisible et tragique du monde. C'est l'âge de la littérature. On découvre que les systèmes philosophiques ne fonctionnent jamais dans les détails car on découvre la nuance, on découvre ce que c'est que d'être un homme. On franchit les murs de la cité, comme dans les romans d'initiation, et on s'aperçoit qu'à l'extérieur, rien n'est certain, rien n'est fixé, et que les lois morales ne valaient qu'à l'intérieur des murs, dans ce petit monde retranché qui se prenait pour la totalité.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br></div>
<div style="text-align: justify;">
Il ne s'agit pas de rejeter la morale, mais d'accepter qu'elle soit une structure humaine à laquelle le monde n'est pas soumis. Or ce passage, notre époque ne le supporte manifestement plus. On peut même se demander si elle est encore capable de le comprendre.<br>
<br>
<a name="more"></a></div>
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<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiHH6el7nJVeD023yHZRY7wsSW6sqvWKRnDSDoJkoKbPr30aT0YwGRIRzzLKBjWrzybwZpanYraK6uOysw9bpzMmHjM9OWEuDA-Y2dR3kVbdd8fngbItQJahOuTPS23wWFjxMtNkb4lFe1v/s1600/stardust-upcoming-movies-122594_1280_1024.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" height="512" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiHH6el7nJVeD023yHZRY7wsSW6sqvWKRnDSDoJkoKbPr30aT0YwGRIRzzLKBjWrzybwZpanYraK6uOysw9bpzMmHjM9OWEuDA-Y2dR3kVbdd8fngbItQJahOuTPS23wWFjxMtNkb4lFe1v/s640/stardust-upcoming-movies-122594_1280_1024.jpg" width="640"></a></div>
<br>
<h2>
Par-delà le bien et le mal</h2>
<div style="text-align: justify;">
Lorsque le monde extérieur entre dans la ville, il passe par les portes du hasard et de la tragédie.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br></div>
<div style="text-align: justify;">
Le <span style="font-family: "helvetica neue" , "arial" , "helvetica" , sans-serif;"><b>hasard</b></span>, c'est l'avalanche ou le tremblement de terre qui engloutissent des dizaines d'innocents, parfois des gens formidables qui disparaissent sans raison. Passée la stupeur, le premier réflexe de l'homme moderne c'est de se tourner vers l'Etat et de lui demander des comptes. Car il nous faut un coupable, il faut que quelqu'un soit responsable ; il nous paraît invraisemblable que la Nature puisse être <i>méchante</i> sans que quelqu'un l'ait provoquée. La fatalité n'existe plus : c'est l'Etat qui a mal géré, c'est l'ingénieur qui a bâclé la conception des immeubles, et si ce n'est rien de tout ça, alors c'est l'Homme qui a provoqué la colère du monde en le polluant. Il faut que quelqu'un ait fait du mal pour que le mal nous revienne : la gratuité nous est insupportable. On confond notre petit monde moral avec les lois absurdes du monde. On raisonne comme des enfants.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br></div>
<div style="text-align: justify;">
La <span style="font-family: "helvetica neue" , "arial" , "helvetica" , sans-serif;"><b>tragédie</b></span>, c'est le conflit insoluble. C'est Antigone enterrant son frère, contre Créon défendant la cité. C'est aussi les petites tragédies du quotidien, où des gens qui s'aiment ne se comprennent plus. Les deux parties ont raison et tort, la morale est impuissante à trancher le dilemme, et tout se finit par un déchirement.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br></div>
<div style="text-align: justify;">
Avec l'affaire Vincent Lambert, l'opinion publique entre dans l'intimité familiale, et exige qu'une question tragique soit magiquement convertie en problème moral par la grâce de la législation. Il faut que l'Etat tranche, car l'homme moderne ne supporte pas l'incertitude : il lui faut un coupable et une victime. Et l'on rencontre de plus en plus de gens persuadés de tenir la réponse définitive, et devenant littéralement fous de rage si on leur demande de considérer un autre aspect des choses. <i>Non !</i> Ils s'accrochent fermement à leur idée et refusent d'envisager que le monde puisse être flottant et incertain. Ils se comportent en adolescents.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br></div>
<div style="text-align: justify;">
On peut faire une excellente synthèse avec le dilemme des voitures sans pilote.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br></div>
<div style="text-align: justify;">
Le problème commence à devenir fameux : les concepteurs et techniciens de voitures sans pilote se demandent si, dans des cas très particuliers, il ne faudrait pas programmer la voiture pour se jeter contre un mur et tuer son passager, si cela peut éviter de renverser un groupe de piétons sur la route. On est exactement sur le nœud du problème.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br></div>
<div style="text-align: justify;">
Quand un être humain se retrouve dans la situation où il doit choisir entre jeter sa voiture contre un pylône ou bien renverser un autre être humain sur la route, le choix qu'il fait est trop rapide pour être moral. Ce qui se joue est hasardeux et tragique. Le chauffeur aura des réflexes conditionnés par toute une vie de rencontres et d'expériences. Il réagira en fonction de son environnement immédiat, de ce qui lui passait par la tête juste avant l'accident. Non seulement il est impossible de savoir ce qui se passera, mais il est encore impossible de trouver une issue morale, de dire "il faut qu'il se sacrifie" ou bien "il faut qu'il se sauve".</div>
<div style="text-align: justify;">
<br></div>
<div style="text-align: justify;">
Par contre, si c'est une machine qui conduit, tout est différent car la machine a le temps de réfléchir. Elle pense mille fois plus vite, analyse mille fois plus vite que le chauffeur. Elle n'est pas influencée par le stress, elle n'a que des données neutres à sa disposition. Mais elle ne peut rien décider tant qu'on n'a pas transformé le choix tragique en un choix moral. Il faut absolument lui dire de ce qu'il est bon de faire : tuer le chauffeur ou tuer le piéton.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br></div>
<div style="text-align: justify;">
L'homme est incapable de répondre à cette question. Il vit sa vie sans savoir.</div>
<div style="text-align: justify;">
La machine ne peut pas agir sans réponse à cette question. Sans savoir, elle ne peut rien faire.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br></div>
<div style="text-align: justify;">
Et nous voilà tous à chercher comment tirer le conflit sur le terrain de la moralité. Et voilà que nous cherchons des critères objectifs là où il n'y a que le mystère irréductible de la vie : on peut se baser sur l'âge des deux personnes, et décider de sauver la plus jeune. On peut se baser sur le nombre d'individus qui se trouvent dans la voiture et sur la route, et se livrer à un calcul matériel qui, spontanément, nous paraît répugnant ; car nous ne sommes pas capables de nous passer du tragique.</div>
<div>
<div style="text-align: justify;">
<br></div>
</div>
<div>
<div style="text-align: justify;">
La seule question, en définitive, est celle-ci : quelle part d'humanité sommes-nous prêts à abandonner pour résoudre le dilemme ? Jusqu'à quel point pouvons-nous nous permettre de penser comme des machines ?</div>
<div style="text-align: justify;">
<br></div>
<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjAAQ3Gm-ZqsgCwSow46EKv5ted4NN5VZ2x404FZL2WonBWm8AkgohiUb3F2odjXa23rFZdbC09jqBiX6NBAI_14-TSyJ8A6Hvif9uS7BLXsadUSxP5ytOZqkD6CSIUWFRi8kz43R_lQ38K/s1600/4634629_3_6e16_la-google-car-de-google_c41d73cfd931f85024d451cb8f60b9d4.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" height="320" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjAAQ3Gm-ZqsgCwSow46EKv5ted4NN5VZ2x404FZL2WonBWm8AkgohiUb3F2odjXa23rFZdbC09jqBiX6NBAI_14-TSyJ8A6Hvif9uS7BLXsadUSxP5ytOZqkD6CSIUWFRi8kz43R_lQ38K/s640/4634629_3_6e16_la-google-car-de-google_c41d73cfd931f85024d451cb8f60b9d4.jpg" width="640"></a></div>
<div style="text-align: justify;">
<br></div>
<br>
<h2>
Ne voudriez-vous pas plutôt mourir ?</h2>
<div style="text-align: justify;">
S'il n'est pas question de critiquer l'entreprise de mise en forme de l'absurde à travers les civilisations, on peut se demander à quel type de société risque de conduire la <i>négation </i>pure et simple du caractère irrationnel du monde et des hommes.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br></div>
<div style="text-align: justify;">
Car l'aveuglement moraliste ne supporte pas la nuance. Il ne supporte pas la légèreté. Dans sa folie, il est persuadé que si le monde tourne mal, c'est qu'un principe extérieur en est la cause. Après tout, il faut bien que le Mal s'explique : par le diable, par la domination bourgeoise, par la corruption capitaliste ou par la méchanceté ontologique du désormais célèbre <i>homme blanc hétérosexuel cis-genre</i>. Dans tous les cas, <i>quelqu'un</i> doit être coupable ; et nos époques matérialistes post-chrétiennes ont un faible pour l'humanité elle-même.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br></div>
<div style="text-align: justify;">
De nouveaux prêtres d'une nouvelle église ont fait leur apparition. Ils sont extrêmement sérieux et solennels. Ils savent qu'ils portent le malheur du monde sur leurs épaules. Incapables d'enseigner aux adolescents que leur réalité n'était qu'un rêve <i>humain, trop humain</i>, les encourageant au contraire dans l'idée qu'il faut trouver la source du hasard et du tragique pour l'éradiquer, ils les empêchent de passer à l'âge adulte. Ils les préparent à devenir des juges aux mines sombres, fatigués, agressifs, toujours prêts à désigner celui en qui brille encore une étincelle d'humanité, et à l'accabler de reproches.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br></div>
<div style="text-align: justify;">
<i>L'humanité est mauvaise</i>, disent les nouveaux prêtres. On leur répondra qu'elle sait parfois faire preuve d'amour ; mais combien pèsent quelques anecdotes face au drame d'être responsable, chaque jour, du travail d'enfants dans des mines de cobalt parce qu'on a acheté un smartphone, et de l'aggravation du réchauffement climatique parce qu'on a laissé la lumière allumée trop tard, et de la souffrance des animaux abattus dans l'industrie alimentaire parce qu'on aime le jambon, et de la désertification parce qu'on s'est rabattu sur le soja, et de la peine causée à une connaissance homosexuelle parce qu'on a fait une blague qui nous a parue drôle ?</div>
<div style="text-align: justify;">
<br></div>
<div style="text-align: justify;">
La vie est tragique parce qu'il faut bien vivre, et que vivre cause souffrance et drames absolument partout, même quand on ne les voit pas, à des niveaux de perception ou de conscience qui nous sont inconnus. Si l'on est un adulte, on en fait son compte et on vit avec. On assume et on s'en arrange comme on peut. Et l'on joue de légèreté, de comédie et de drame pour y survivre. Et l'on <i>crée </i>pour y survivre. <i>Nous avons l'art pour ne pas mourir de la vérité</i>, écrivait Nietzsche.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br></div>
<div style="text-align: justify;">
Mais si l'on est resté un enfant, que pouvons-nous répondre <i>honnêtement </i>aux prêtres ? On se débat avec de pauvres arguments, on dira qu'on peut trier ses déchets, qu'on peut réduire grandement l'impact négatif de sa vie, on dira qu'on peut apprendre à plaisanter de la <i>bonne </i>façon, mais la vérité est que tout dépend du degré de sensibilité des juges, et que le degré de sensibilité ne cesse d'évoluer en fonction de ce qu'on s'est déjà interdit.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br></div>
<div style="text-align: justify;">
On riait il y a quinze ans de sketches des Inconnus qui scandaliseraient aujourd'hui la plupart des jeunes adultes. Les hiérarchies de valeurs qui nous établissions alors étaient bien trop hiérarchiques pour les êtres subtils que nous sommes devenus. Les blagues sur les femmes, sur les tics régionaux, les "folles" comme on osait encore les appeler, nous horrifient aujourd'hui. Elles sont devenues<i> très graves, car le monde va de plus en plus mal</i>. Et déjà on sent que notre nez devient trop sensible à la légèreté envers les animaux, la hiérarchie naturelle entre eux et nous est de plus en plus insupportable.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br></div>
<div style="text-align: justify;">
Plus une culture devient raffinée, plus sa morale est délicate et précise, affûtée, plus en réalité elle devient tyrannique et moins elle produit des individus capable de <i>créer</i>. Tout l'effraie, tout la dégoûte, et jusqu'à ce qui semble pour d'autres des absurdités. </div>
<div style="text-align: justify;">
<br></div>
<div style="text-align: justify;">
Voyez déjà où nous en sommes. Et voyez où nous allons.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br></div>
<div style="text-align: justify;">
Il est de moins en moins possible de discuter. Il est de moins en moins possible d'être léger. Le périmètre de ce dont notre morale nous laisse encore le droit de rire diminue chaque jour. Petit à petit, cette culture élève des individus timides, faibles, au sens où ils n'osent plus rien créer de peur de causer du mal. Comment faut-il faire ? <i>Que quelqu'un nous le dise !</i> Comment faut-il écrire, que faut-il écrire, comment faut-il parler, de quoi faut-il rire ? Chaque faux pas est observé et trié, noté <i>bon </i>ou <i>mauvais</i>. Et ce n'est pas le faux-pas seul qui est classé, mais l'individu entier, reconnu coupable de l'état du monde. Vous êtes un raciste, monsieur. Vous êtes un salaud, monsieur. Tout irait bien mieux si les gens comme vous...</div>
<div style="text-align: justify;">
<br></div>
<div style="text-align: justify;">
<i>Ne soyez plus humains</i>, disent nos nouveaux prêtres. Soyez des créatures prévisibles et logiques. Taisez-vous. Respectez les règles qui feront que le monde retrouvera son assiette. Vous pensez mal. Vous vivez mal. Vous êtes le problème.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br></div>
<div style="text-align: justify;">
Pourquoi ne deviendriez-vous pas plutôt des machines ? Soyez des robots. Les robots ne peuvent pas faire la moindre action amorale. Ils sont sages. Les robots échappent totalement au tragique, savez-vous ?</div>
<div style="text-align: justify;">
<br></div>
<div style="text-align: justify;">
Mais oui. Eux au moins le peuvent. Et ils ont une méthode imparable pour cela : ils sont morts.</div>
</div>
Halvhttp://www.blogger.com/profile/14957550946784821561noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-3071892121275457756.post-38969450505691128022016-08-05T17:50:00.001+02:002016-09-18T23:15:04.413+02:00L'homme abstrait<div style="text-align: justify;">
La révolution qu'opèrent les Lumières en Europe, c'est celle de l'inversion de Dieu et de l'homme : depuis la plus lointaine antiquité, on avait toujours placé Dieu comme principe fondamental du monde, et décliné l'homme ensuite, comme produit de Dieu.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
Et on disait : Dieu préside à tout, il est la source de tout. Il a telle et telle caractéristiques, il est panthéon grec, cosmos, Nature ou Dieu unique, et il veut ceci et cela. Ce qu'il veut, c'est le Bien, et l'homme bon est celui qui suit le Bien commandé par Dieu.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
</div>
<table align="center" cellpadding="0" cellspacing="0" class="tr-caption-container" style="float: left; margin-right: 1em; text-align: left;"><tbody>
<tr><td style="text-align: center;"><a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiK5TesSXrhKlt-kJvbEnmA2Aq5NILu9_BPM-7utYc1OsR1JnWYSMLp_W8nloUn9ORCY0emxtvmYmHg4JEy6BeGmUayvOZCbSevIH5dJvH_Xrvd_5YKPfw_BVCudkOiVXUrdg66HAmzmMJB/s1600/bild.jpeg" imageanchor="1" style="margin-left: auto; margin-right: auto;"><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiK5TesSXrhKlt-kJvbEnmA2Aq5NILu9_BPM-7utYc1OsR1JnWYSMLp_W8nloUn9ORCY0emxtvmYmHg4JEy6BeGmUayvOZCbSevIH5dJvH_Xrvd_5YKPfw_BVCudkOiVXUrdg66HAmzmMJB/s1600/bild.jpeg" /></a></td></tr>
<tr><td class="tr-caption" style="text-align: center;">Emmanuel Kant</td></tr>
</tbody></table>
C'est Kant, le sommet des Lumières, qui inverse définitivement la hiérarchie ; car dans l'esprit des philosophes des XVIIème et XVIIIème siècles, il est impossible, sans tricher, de remonter au-delà de la pensée humaine. Il est impossible de sortir de soi, impossible d'accéder à l'objectivité ; tout est subjectif. C'est l'homme qui ouvre les yeux, découvre le monde, ordonne les choses, les classe, les regroupe en catégories. Tout passe par le filtre de l'esprit humain. <i>C'est l'homme qui décrit Dieu</i> ; et c'est aussi l'homme qui lui fournit ses caractéristiques. Qu'un Dieu existe ou non, ça n'est plus la question. Quoi qu'il en soit, tout commence et tout finit dans l'esprit de l'homme ; et <i>ce</i> Dieu tel que nous l'avons imaginé et défini, c'est bien <i>lui</i> qui est secondaire, qui vient après la pensée humaine.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
Cataclysme ! Et ainsi, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, c'est l'homme qui se retrouve propulsé principe fondamental. Conséquence immédiate : il se libère des chaînes de la tyrannie, car à présent, plus aucun chef, plus aucune organisation ne peuvent déclarer : <i>nous avons découvert les principes fondamentaux qui régissent le monde et que tous les hommes doivent suivre</i>. Car le principe fondamental, c'est l'homme lui-même. Le rapport à Dieu devient intime, personnel : il ne peut plus organiser la politique. Et si les hommes se soumettent quand même à un gouvernement, ça n'est plus pour se soumettre à Dieu à travers lui, mais parce qu'ils l'ont voulu et accepté : ils passent entre eux un contrat social tacite.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br />
<a name='more'></a><br /></div>
<div style="text-align: justify;">
C'est le sens des premiers mots de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, de 1789 :<br />
<br /></div>
<blockquote class="tr_bq">
<div style="text-align: justify;">
<i>Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.</i></div>
</blockquote>
<div style="text-align: justify;">
<br />
Que les hommes <i>naissent</i> libres et égaux en droits, cela signifie que liberté et égalité n'ont pas à être décidées par un Etat ou par un clergé : elles existent avant eux. L'Etat est secondaire, il ne fait que protéger ces droits fondamentaux. On les nomme pour cela des <i>droits naturels</i>, par opposition aux <i>droits positifs</i> (droits <i>posés</i> arbitrairement par des lois) :<br />
<br /></div>
<blockquote class="tr_bq">
<div style="text-align: justify;">
<i>Article 2. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression.</i></div>
</blockquote>
<div style="text-align: justify;">
<br />
D'autre part, tout comme l'Etat et la politique, l'ensemble des distinctions sociales sont secondaires. La race, le rang, le sexe, la classe, l'origine ne viennent qu'après la naissance d'un homme nu, abstrait, égal à tous les autres et fondamentalement libre.<br />
<br />
Les distinctions sociales sont positives ; la liberté et l'égalité des hommes sont naturelles.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
Telle est l'invention merveilleuse des Lumières : l'humanisme abstrait. Tous les hommes ont les mêmes droits, quel que soit leur Dieu, leur culture, leur pays d'origine, car l'homme en tant qu'homme, l'homme abstrait, est le principe au-delà duquel on ne peut pas remonter. Cet homme abstrait est irréductible à un système, indéfinissable : on lui rend la liberté de devenir ce qu'il veut être.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
Mais dès l'époque de la Déclaration naissent des critiques contre-révolutionnaires, dont la plus célèbre est celle de Joseph de Maistre, rejetant l'idée d'homme abstrait :<br />
<br /></div>
<blockquote class="tr_bq">
<div style="text-align: justify;">
<i>Il n'y a point d'homme dans le monde. J'ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu'on peut être Persan ; mais quant à l'homme je déclare ne l'avoir rencontré de ma vie ; s'il existe c'est bien à mon insu.</i></div>
</blockquote>
<div style="text-align: justify;">
<br />
<table cellpadding="0" cellspacing="0" class="tr-caption-container" style="float: left; margin-right: 1em; text-align: left;"><tbody>
<tr><td style="text-align: center;"><a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiq5m5-W9aJA_6ehgs6ToUafVqKfourlHPaVLQlhEdFNKPT6oVYApuaa2s5kOtZIyJdP6aed0FqO7vO3YX_WCW_Ia_BhMK9GaLMzBumXFpDQozBVkYSo7MHvrt7qnW8Aakt7e18Ex9sWcej/s1600/Jmaistre.jpg" imageanchor="1" style="clear: left; margin-bottom: 1em; margin-left: auto; margin-right: auto;"><img border="0" height="320" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiq5m5-W9aJA_6ehgs6ToUafVqKfourlHPaVLQlhEdFNKPT6oVYApuaa2s5kOtZIyJdP6aed0FqO7vO3YX_WCW_Ia_BhMK9GaLMzBumXFpDQozBVkYSo7MHvrt7qnW8Aakt7e18Ex9sWcej/s320/Jmaistre.jpg" width="243" /></a></td></tr>
<tr><td class="tr-caption" style="text-align: center;">Joseph de Maistre</td></tr>
</tbody></table>
Pour les contre-révolutionnaires, il est inconcevable d'accorder les mêmes droits à tous les hommes, car des différences fondamentales les séparent. L'homme ne peut être conçu qu'à l'intérieur d'une communauté : l'homme pur n'existe pas. Et ainsi, il doit y avoir un droit des Français, un droit des Italiens, un droit des Russes et des Persans. L'idée se conçoit, et n'est pas raciste en elle-même, mais pour bien mesurer ce qui peut se déduire si l'on en suit la pente trop loin : il y aura aussi un droit des Blancs et des esclaves Noirs.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
La thèse contre-révolutionnaire, réactionnaire, érige en principe fondamental non pas l'homme, mais son origine, sa communauté. Homme ? Non : Français ou Italien. Blanc ou Noir. Et dans la longue bataille entre humanistes et contre-révolutionnaires, ces idées seront développées dans le romantisme allemand, puis dans le néo-romantisme, et prendront leur forme raciste achevée dans le <i>Blut und Boden</i>, idéologie du sang et du sol, fondement idéologique du IIIème Reich. Elles termineront en créant les catégories fondamentales de l'Aryen et du Juif, de l'homosexuel, de la race dégénérée.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
Les idées contre-révolutionnaires se retrouveront plus tard dans le marxisme (on pense les concepts de prolétariat et de bourgeoisie comme plus fondamentaux, dans les sociétés, que l'humanité commune), et non seulement le marxisme mais toutes les constructions intellectuelles systématiques, c'est à dire tous les systèmes plaçant au-dessus de l'homme une idée bien définie de ce qu'est la réalité.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
Comme dans l'antiquité, on pose un principe absolu, <i>dont on croit qu'il est objectif</i>, on lui attribue des caractéristiques, et on le place au-dessus des hommes. On ne le nomme plus Dieu, car on se croit plus clairvoyant que ses ancêtres, mais c'est la même chose : on le nomme lutte des classes, libido, Volonté, sens de l'Histoire, patriarcat, et même science physique.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
On englobe la totalité du monde sous lui, et l'on dit : l'homme actuel, imparfait, mauvais, raté, est un produit de ce principe. Il est mauvais car, jusqu'à présent, il n'avait pas compris quel était ce principe, mais maintenant nous l'avons dévoilé, et nous pouvons affirmer avec certitude que l'homme ne retrouvera l'harmonie originelle qu'à condition de suivre le Bien, qui se trouve être :</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
- renverser la classe bourgeoise pour réquisitionner les moyens de production</div>
<div style="text-align: justify;">
- transformer sa libido au travers de la sublimation</div>
<div style="text-align: justify;">
- renier la Volonté en soi</div>
<div style="text-align: justify;">
- suivre le sens de l'Histoire, suivre le progrès de la Raison</div>
<div style="text-align: justify;">
- renverser la domination patriarcale</div>
<div style="text-align: justify;">
- rejeter toute superstition pour n'être plus qu'un être rationnel</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
Et si un homme refuse de suivre le chemin du Bien, c'est qu'il est un ennemi de l'humanité, un ennemi du monde, tout comme autrefois, il était un hérétique. Le libre-arbitre est refusé : il faut suivre ce que l'institution supérieure, dominante, a identifié comme étant la seule voie, la <i>vraie</i> voie.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
La tyrannie à laquelle l'humanisme abstrait avait mis un terme, la tyrannie de Dieu sur les hommes, la voici réincarnée en idéologies "du salut terrestre". Toute l'oeuvre de Nietzsche peut être vue comme une tentative de mettre en pièces ces idéologies, de hâter le <i>crépuscule des idoles</i>, pour rendre sa liberté et son caractère irréductible à l'homme : l'homme qui ne répond jamais à une définition précise, l'homme qui déborde toujours des cases, échappe aux étiquettes, l'homme toujours insaisissable. Appliquez les lois d'un système à un homme particulier : vous verrez qu'elles ne fonctionnent jamais complètement. Les dogmatiques vous diront que c'est parce que cet homme est mauvais, ou bien parce qu'il est aliéné par le principe négatif du système (le diable, la bourgeoisie, le patriarcat), et ils retomberont toujours sur leurs pieds. Les humanistes vous diront seulement : c'est un homme.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
Les analyses de Marx, de Freud, de Hegel, de Schopenhauer ne sont pourtant pas fausses pour autant. Il y a du vrai dans l'analyse que fait Marx du capitalisme, tout comme, bien évidemment, il y a beaucoup de vrai dans la science physique. Mais en se généralisant, en se croyant capables de <i>tout décrire</i>, ces théories se déplacent progressivement au-dessus du concept de l'homme, elles le subordonnent à leurs règles, et deviennent anti-humanistes. Même les idéologies les plus à gauche finissent toujours par rejoindre les conceptions réactionnaires, contre-révolutionnaires.<br />
<br />
Et toujours, elles aboutissent à des tyrannies.</div>
Halvhttp://www.blogger.com/profile/14957550946784821561noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-3071892121275457756.post-1135275106589385592016-06-03T12:19:00.000+02:002016-06-21T12:56:05.916+02:00Au milieu de rien...Hier soir, tandis que nous étions sur la scène du cirque d'hiver de Paris, attendant notre entrée, et que l'orchestre jouait la mélodie poignante du troisième mouvement de la neuvième symphonie de Beethoven, je me suis mis à penser à ce que nous faisions là, tous, spectateurs et musiciens, comiques chimpanzés entassés dans un bâtiment rond, écoutant en silence une musique composée voilà deux siècles.<br />
<br />
Il y a quelque chose de bouleversant à se souvenir que nous sommes bien des animaux, des singes sortis de cavernes, qui se sont élevés tous seuls à placer leurs doigts sur leurs violons conçus et fabriqués dans la patience des siècles, qui ont découvert tous seuls les lois de l'harmonie et du rythme, pathétiques singes en leurs solennels habits, tous ensemble appliqués à leur tâche inutile et magnifique.<br />
<br />
S'il existe plus précieux accomplissement de l'homme que l'art, je ne le connais pas.<br />
<br />
Combien de temps a-t-il fallu, combien de batailles, combien de tyrannies et de guerres, combien de travail, combien de passions et de fureur à entraver nos propres mouvements, à les contraindre, à leur donner une forme, quel acharnement, quelle patience pour produire ce miracle du troisième mouvement de la neuvième symphonie de Beethoven ?<br />
<br />
Nous qui étions des singes dans des cavernes, et avant ça de minuscules mammifères, eux-mêmes sortis des méduses, du plancton et des bactéries, elles-mêmes nées du sempiternel mouvement de l'univers, assemblant et désassemblant toute chose selon d'immuables lois. Nous qui sommes si peu ; des pas-grand-chose, violents et concupiscents, des agitations quantiques ayant pris chair et conscience, nous qui sommes constitués de la force des tempêtes et du silence des abysses, comment ne pouvons-nous pas ressentir un frisson métaphysique devant le spectacle de cette foule silencieuse, concentrée, plaçant une telle importance dans cet objectif minuscule et insensé : faire entendre dans l'univers glacé le son d'une mélodie d'amour et de consolation.<br />
<br />
Toutes ces grâces, cette magie, résonnant sur une minuscule planète de rien, au milieu d'océans infinis. Les mots sont impuissants.<br />
<br />
<br />
<br />
<div style="text-align: center;">
1/2</div>
<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<iframe allowfullscreen="" class="YOUTUBE-iframe-video" data-thumbnail-src="https://i.ytimg.com/vi/tBtXq0qamD0/0.jpg" frameborder="0" height="266" src="https://www.youtube.com/embed/tBtXq0qamD0?feature=player_embedded" width="320"></iframe></div>
<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<br /></div>
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<br /></div>
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2/2</div>
<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<iframe allowfullscreen="" class="YOUTUBE-iframe-video" data-thumbnail-src="https://i.ytimg.com/vi/X45LdJ-sLrQ/0.jpg" frameborder="0" height="266" src="https://www.youtube.com/embed/X45LdJ-sLrQ?feature=player_embedded" width="320"></iframe></div>
<br />Halvhttp://www.blogger.com/profile/14957550946784821561noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-3071892121275457756.post-72131797753006788822016-02-19T18:24:00.001+01:002016-03-31T12:45:38.472+02:00Le monde est flou<div style="text-align: start;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEinMBqE7dolKw8KhZpAowUpXLoWTEwJ887cyKP3Q-GS9LyMr-jUU96tkd7csviyGE1sFfSqATAK-TuCsUDxkQuGCxjVNktqPEeVXY8qyqmZOPmuRB3CuZZjd1CP2P_rDZfOQZyNPSWJt-pj/s640/blogger-image--862360815.jpg" imageanchor="1" style="background-color: rgba(255 , 255 , 255 , 0); margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><span style="color: black;"><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEinMBqE7dolKw8KhZpAowUpXLoWTEwJ887cyKP3Q-GS9LyMr-jUU96tkd7csviyGE1sFfSqATAK-TuCsUDxkQuGCxjVNktqPEeVXY8qyqmZOPmuRB3CuZZjd1CP2P_rDZfOQZyNPSWJt-pj/s640/blogger-image--862360815.jpg" /></span></a></div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
J'ai beau le savoir déjà, je m'étonne souvent de redécouvrir à quel point un regard « non éduqué » peut être myope.</div>
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<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
Il y a quelque temps, j'ai découvert que les Espagnols voulant apprendre le français éprouvaient de grosses difficultés à prononcer les voyelles nasalisées. La différence entre les sons <i>-an</i> et <i>-in</i> leur est quasiment inaudible. Pour nous, la différence entre « l'Inde » et « Lande » est flagrante ; pour eux c'est une subtilité de coupeurs de cheveux en quatre (comme, pour nous, la mythique accentuation des voyelles en chinois). Je crois savoir aussi que les Japonais éprouvent une difficulté du même ordre avec les sons R et L, qu'ils ne savent pas distinguer.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
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Finalement, chacun dans son coin entend mal, tout en étant persuadé que c'est lui qui entend bien, et que les autres sont des finasseurs. Mais qu'on décide d'entraîner son oreille, et on découvrira très vite qu'elle manquait en effet de raffinement, et qu'un monde de nuances lui échappait. On entendra mieux. Ou, pour le dire autrement, on verra soudain plus net. L'éducation apporte des lentilles correctrices : des détails qu'on était <i>physiquement</i> incapable de percevoir surgissent soudain du magma et projettent de nouvelles ombres, de nouvelles beautés, donnant au tableau d'ensemble une tonalité différente.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
On s'en rend compte aussi quand on compare l'impression que nous fait un flot de paroles dans une langue inconnue, et le même flot dans une langue qu'on commence tout juste à maîtriser. Dans le premier cas, on n'entend qu'un ronflement aléatoire où tout se mélange. Les phrases, le rythme et les ruptures de ton sont noyés dans une coulée molle. Dans l'autre cas, même si on ne comprend pas tout, on perçoit précisément les consonnes, les silences, et le sens du discours nous apparaît. On voit plus net.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
Mais au-delà des langues, ce myopisme de la vision « non éduquée » touche tous les domaines.</div>
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<br /></div>
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Vous sortez de chez vous un dimanche ensoleillé, et allez faire un tour au parc. Le spectacle des arbres, des herbes et du ciel vous semble complet, très net, parfait. Mais à quelle sorte de bouillie croyez-vous avoir accès, par rapport à la quantité de détails qu'y perçoit un grand peintre ? Si vous pensez là encore qu'il s'agit de finasseries, c'est que vous n'avez jamais essayé de peindre un visage humain. Si l'on n'utilise que des nuances de rose et de beige, généralement ça ne donne rien. Il faut un certain acharnement avant de découvrir pourquoi : c'est qu'il y a une diversité invraisemblable de nuances vertes, bleues et orange colorant cette peau. Seulement, un regard brut ne voit rien. L'oeil brut voit « du rose ». Tandis qu'un peintre, ces perceptions lui sont rentrées dans le corps ; là où vous voyez du rose, lui voit trente nuances différentes. Il voit plus net (quoique généralement il n'y fasse pas attention, car l'apprentissage est progressif ; il faudrait pouvoir sauter du regard brut au regard éduqué pour tomber à la renverse devant la différence).</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
Dans un autre domaine, je me souviens du ravissement hébété que j'ai ressenti en comprenant que le <i>Kyrie</i> du Requiem de Mozart était une fugue (j'ai découvert très tard la définition du mot <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Fugue" target="_blank">fugue</a>). Jusqu'ici, j'avais toujours écouté le Requiem en gros, comme une masse sonore indistincte d'où émergeait le <i>Lacrimosa</i>. Mais ce soir-là, je m'en souviens nettement, j'étais dans le métro, avec des écouteurs minables dans les oreilles, et brusquement j'ai pris conscience du rôle que tenaient les quatre pupitres du choeur, sopranos, altos, ténors et basses. Ils bâtissaient un édifice, empilant à l'infini la supplication <i>Prenez pitié, Seigneur</i>, se passant le relais l'un après l'autre. D'un coup, une dimension que je n'avais jamais entendue a surgi devant moi. C'était comme de tomber nez-à-nez avec une cathédrale au détour d'une rue. Ce morceau de musique que j'avais déjà écouté cent fois, je l'entendais véritablement pour la première, et ça me sciait les jambes (ce qui n'était certes pas si grave, car j'étais assis). Je voyais plus net. Et encore n'avais-je même pas effleuré la surface (je vous ferai la grâce de ne pas évoquer les merveilles que représentent l'accentuation tonique du latin et la coupure des <i>S</i>, ça passerait encore pour des finasseries).</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
Faîtes écouter deux versions différentes, l'une très bonne, l'autre très moyenne, d'un tube comme la 5ème symphonie de Beethoven à quelqu'un qui n'écoute jamais de musique classique. Il y a des chances pour que cette personne ne fasse aucune différence. A vous, ce peut-être sera flagrant. Mais même si vous lui indiquez précisément ce qui vous écorche les oreilles dans la version moyenne, ça passera pour un caprice de pinailleur, de même que les Espagnols se demandent comment on peut accorder tant d'importance à la différence entre <i>-an</i> et <i>-in</i>.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
Et que dire des photographes ? Que dire de Willy Ronis, qui restait posté en embuscade dans un coin de rue pendant des heures, attendant le bon moment, la bonne symétrie pour prendre son cliché ? Que ressentait son corps, dans quel état d'éveil se trouvait-il pour détecter que c'était ici qu'il fallait être, ici qu'il fallait attendre ? Ronis voyait dans les villes, l'architecture et le mouvement des foules ce que je suis incapable de voir. Et dans ses photos, un oeil brut comme le mien ne voit que du joli, du bien fait. Ce n'est déjà pas si mal. Mais un oeil éduqué reconnaît des détails, des choix de cadrages dont la beauté est invisible au néophyte.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
Et la littérature ? Après une vie à lire des romans de gare, essayons de passer à Flaubert. On n'y verra que des intrigues languissantes, écrites de façon laborieuse. Tout un monde de subtilités et de fulgurances ne sera même pas soupçonné ; non par manque d'intelligence, non par paresse, mais par manque d'éducation du regard. Passons à Racine, et un bon vieux réflexe de défense nous en éloignera très vite, jurant que tout cela est dépassé, et que la beauté de ces textes est exagérée.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
Et le cinéma, et la science de la mise en scène ? Et la cuisine, et les goûts que je perçois si mal que je peux à peine les nommer sucré ou salé ? « Oui, une vague note de romarin par-ci, et du poivre par là, n'est-ce pas ? » Tu parles. Ma vie en dépendrait que je ne pourrais guère aller plus loin. Et tout ce que je ne vois pas et que d'autres voient, et qui les émerveille ? « Snobisme, oui, prétention mal placée » bougonné-je. Après tout, j'entends aussi bien, je vois aussi bien que les autres. Mais non, pourtant : si je crois voir clair c'est que je manque de points de repères.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
L'oeil brut ne voit pas grand chose. Et s'il crée, il créera comme il voit : flou. A l'arrache, en gros, sans force. Un chatoiement de couleurs informes, une cacophonie de bruits parfois vaguement harmonieux, et il nommera cela beauté, et cela lui suffira car il ne sait pas qu'il existe mieux. Et que ce mieux, l'humanité le nomme <i>art </i>depuis des millénaires, et que cet art est un accès intime à la nature du monde. Ce qui ouvre la porte du jardin, ce n'est pas un discours, ce n'est pas un message comme on le croit aujourd'hui, mais c'est l'amour de la <i>forme nette</i>, l'obsession du regard.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
Il y a des univers entiers derrière ces tâches floues. Je le sais pour en avoir senti quelques uns, de très loin et avec maladresse. Il y a des univers dont il est impossible de soupçonner la profondeur, et la joie que procure leur découverte et leur connaissance. Il faut se jeter tout entier dans une discipline, éduquer sans cesse son regard et son corps pour commencer à soulever le voile, et entrevoir les merveilles qui attendent derrière. Elles attendent là depuis déjà des milliards d'années, mais seuls quelques yeux, quelques oreilles, quelques mains ont su les révéler.</div>
<div style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
Ces merveilles, c'est le monde lui-même.</div>
Halvhttp://www.blogger.com/profile/14957550946784821561noreply@blogger.com2tag:blogger.com,1999:blog-3071892121275457756.post-81507592520913941642016-02-12T14:45:00.001+01:002016-02-12T14:46:18.049+01:00ApartéA une époque, quand le soir puis la nuit venaient, accompagnés de calme et de silence, on était seulement content de sa journée, d'avoir joué à tel ou tel jeu avec Guillaume ou David, d'avoir construit telle ou telle chose avec Vincent ou Jérémy, et on ne se disait jamais que le temps passait, et que bientôt on aurait soixante ans. On n'avait pas conscience de la limite. On imaginait d'autres histoires pour le jeu, d'autres façons de construire, et c'était tout, et les odeurs et les sons de la journée revenaient, et on s'endormait sans angoisse.<br />
<br />
Désormais, laissez-moi un moment de calme pendant une nuit, et je ne vois que le tragique.<br />
<br />
C'est qu'avant je ne savais pas que le temps n'est pas infini, qu'on ne reste pas infiniment dans l'enfance, ou bien si longtemps que c'est comme si c'était infini. On y reste quelque temps, et on en sort sans être averti, sans le voir. Les adultes ont l'air d'être d'une nature différente, et c'est rassurant car on sent bien qu'on n'est pas comme eux, et pas près d'être comme eux. Il reste du temps. Et un jour on finit par comprendre qu'on est devenu comme eux, et si on ne l'a pas senti c'est trop tard, il faut l'assumer quand même. Il faudra faire semblant. Pour les autres enfants.Halvhttp://www.blogger.com/profile/14957550946784821561noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-3071892121275457756.post-75888269499878740962016-01-13T12:39:00.002+01:002016-01-13T13:08:10.532+01:00Pierre BoulezD'après nombre d'articles de journaux, écrits à l'occasion de la mort de Pierre Boulez, il parait que ce dernier a fait entrer la musique classique française dans la modernité.<br />
<br />
Pour le monde médiatique et intellectuel, la modernité c'est donc ça :<br />
<br />
<br />
<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<iframe allowfullscreen="" class="YOUTUBE-iframe-video" data-thumbnail-src="https://i.ytimg.com/vi/HXJWHG_6KAI/0.jpg" frameborder="0" height="266" src="https://www.youtube.com/embed/HXJWHG_6KAI?feature=player_embedded" width="320"></iframe></div>
<br />
<br />
Quel monde merveilleux, plein de promesses et de beautés, de tendresses et de joies. C'est une modernité qui fait envie, n'est-ce pas ? On voudrait y passer sa vie.<br />
<br />
Pour Francis Poulenc, quasi-contemporain de Boulez, la modernité c'était ça :<br />
<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<br /></div>
<div style="text-align: center;">
<iframe allowfullscreen="" class="YOUTUBE-iframe-video" data-thumbnail-src="https://i.ytimg.com/vi/GETFcTMU1JA/0.jpg" frameborder="0" height="266" src="https://www.youtube.com/embed/GETFcTMU1JA?feature=player_embedded" width="320"></iframe></div>
<div style="text-align: center;">
<br /></div>
<div style="text-align: left;">
Ou encore :</div>
<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<iframe allowfullscreen="" class="YOUTUBE-iframe-video" data-thumbnail-src="https://i.ytimg.com/vi/vBJcYGt7LJg/0.jpg" frameborder="0" height="266" src="https://www.youtube.com/embed/vBJcYGt7LJg?feature=player_embedded" width="320"></iframe></div>
<div style="text-align: left;">
<br /></div>
<div style="text-align: center;">
Sur un texte de Jean Anouilh :</div>
<div>
<br />
<div style="text-align: center;">
<i>Les chemins qui vont à la mer ont gardé de notre passage</i></div>
<div style="text-align: center;">
<i>Des fleurs effeuillées et l’écho, sous leurs arbres, de nos deux rires clairs.</i></div>
<div style="text-align: center;">
<i>Hélas ! des jours de bonheur, radieuses joies envolées,</i></div>
<div style="text-align: center;">
<i>Je vais sans retrouver traces dans mon coeur.</i></div>
<div style="text-align: center;">
<i>Chemins de mon amour, je vous cherche toujours,</i></div>
<div style="text-align: center;">
<i>Chemins perdus vous n’êtes plus et vos échos sont sourds.</i></div>
<div style="text-align: center;">
<i>Chemins du désespoir, chemins du souvenir, chemins du premier jour</i></div>
<div style="text-align: center;">
<i>Divins chemins d’amour.</i></div>
<div style="text-align: center;">
<br /></div>
<div style="text-align: center;">
<i>Si je dois l’oublier un jour, la vie effaçant toutes choses</i></div>
<div style="text-align: center;">
<i>Je veux qu’en mon coeur un souvenir repose plus fort que l’autre amour</i></div>
<div style="text-align: center;">
<i>Le souvenir du chemin où tremblante et toute éperdue</i></div>
<div style="text-align: center;">
<i>Un jour j’ai senti sur moi brûler tes mains.</i></div>
<div style="text-align: center;">
<i>Chemins de mon amour, je vous cherche toujours,</i></div>
<div style="text-align: center;">
<i>Chemins perdus vous n’étes plus et vos échos sont sourds.</i></div>
<div style="text-align: center;">
<i>Chemins du désespoir, chemins du souvenir, chemins du premier jour</i></div>
<div style="text-align: center;">
<i>Divins chemins d’amour.</i></div>
</div>
<br />
<div style="text-align: left;">
<br /></div>
<div style="text-align: left;">
<br /></div>
<div style="text-align: left;">
Faut-il en dire plus sur le peu de considération que je portais à Boulez et à cette conception <i>déconstructrice, </i>négatrice de tout héritage, que devrait être la modernité ?</div>
Halvhttp://www.blogger.com/profile/14957550946784821561noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-3071892121275457756.post-61097797154691334152015-11-10T13:45:00.000+01:002015-11-10T18:20:00.364+01:00Tu es cela.<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
</div>
<br />
La colère me saisit tout entier, comme la venue d'une tempête décolore le ciel.<br />
<br />
Soudain, je dois me plier au caprice d'une force que je n'ai pas décidée, mais qui vient de surgir d'elle-même. Cette pulsion qui me fera renverser un meuble, qui fera trépigner les muscles de mes bras et leur donnera envie de cogner, je la connais. Je l'ai déjà observée ailleurs. Je l'ai reconnue dans la fureur de la nature, qui arrache les toitures, déracine les arbres et jette les voitures en travers des routes par le souffle d'un ouragan. Je l'ai vue aussi transformer de paisibles fleuves en furies infernales avalant les champs, les maisons et les hommes. Cette pulsion de colère, qui m'est si intime et si immédiate, je dis pourtant qu'elle est identique à celle qui fait cracher aux soleils des langues de feu de cent millions de kilomètres, et identique aussi à celle qui fait se fracasser d'énormes astéroïdes sur des planètes où tout était calme depuis un milliard d'années.<br />
<br />
Si je regarde autour de moi, c'est mon propre visage que je découvre. <i>Tat tvam asi</i>, professait la philosophie indienne du Vedanta : « tu es cela ». Je sais, écrivait Schopenhauer dans un accès de fièvre prophétique, je sais qu'on me traiterait de fou si je prétendais que le chat qui joue actuellement dans la cour est <i>le même</i> que celui qui y faisait les mêmes bonds il y a six cents ans, mais je sais qu'il est bien plus fou encore de croire que ces deux chats sont totalement différents de part en part.<br />
<br />
<a name='more'></a><br />
La nature est engagée dans un mouvement aveugle, qui pousse les choses d'un état d'équilibre à un état de déséquilibre, puis ramène ce déséquilibre à un autre équilibre. Les soleils naissent, traversent des vies de rage, secouées d'explosions nucléaires, puis meurent et renaissent ailleurs. Les pierres roulent sur les chemins, les neiges tombent, gèlent et fondent. Les automnes succèdent aux étés, puis les printemps aux hivers, les tempêtes aux soirs calmes, la décadence à la grandeur, les hurlements aux silences, et rien n'y échappe.<br />
<br />
Même l'homme, qui croit posséder pourtant un certain contrôle sur lui-même, même l'homme est irrésistiblement soumis aux colères et aux tristesses, avant de redevenir un agneau. Et il ne s'agit jamais d'une décision : pas plus que les cieux ne décident de tourner à la tempête nous n'avons de contrôle sur nos émotions. En pleine furie, il est inutile de démontrer à un homme qu'il a tort, comme il était inutile d'expliquer au météore qui tua les dinosaures qu'il était en train de saccager l'oeuvre de plusieurs millions d'années d'évolution. Le météore ne pouvait pas réfléchir, et nous si ; mais ça ne fait aucune différence. Ce que nous appelons le <i>moi, </i>la conscience ou l'âme, ne fait qu'assister au spectacle. C'est un oeil, pas un capitaine. Sous l'empire de l'émotion, les fééries métaphysiques disparaissent : nous sentons à quelle profondeur s'attache notre dépendance aux forces éternelles de l'univers.<br />
<br />
Je suis un corps et rien d'autre, et mon âme est une partie de mon corps, tonnait le Zarathoustra de Nietzsche. Et comme les soleils et les ouragans, corps et âme passent d'équilibres et déséquilibres, de calmes en tempêtes.<br />
<br />
C'est d'avoir cru pendant trop longtemps que l'âme n'était pas enchaînée au monde qui a conduit les hommes à justifier les pires horreurs. C'est d'avoir cru que l'âme humaine était originellement <i>bonne</i> qui les a rendu fous. Ils ont imaginé que le mal venait du corps, ou bien de la société, et qu'il fallait donc dresser le corps, ou reconstruire la société. Ils ont voulu en faire des objets qui, au sein du cosmos, ne seraient pas soumis aux lois du cosmos ; des objets qui resteraient éternellement dans un état d'équilibre et ne passeraient jamais au déséquilibre. Un corps parfaitement dénué d'émotions, une société de bonheur éternel.<br />
<br />
Fous que nous avons été. Fous que nous persistons à être.<br />
<br />
Je suis la nature. Comment pourrais-je en douter ? Je n'ai qu'à ouvrir les yeux pour le savoir. <i>Tat tvam asi</i>, « tu es cela » : tour à tour colère, destruction, rage, et puis paix, gentillesse et douceur, car tu es de la même matière que les étoiles. Tout entier, de l'âme à la tête et de la tête aux pieds, tu es un fragment du cosmos.<br />
<br />
Seulement, voilà.<br />
<br />
Quand la force qui soutient l'univers s'élève jusqu'à la conscience, chez l'homme donc, quand les ouragans, les explosions nucléaires et les collisions d'astéroïdes acquièrent la capacité de voir et de penser, en la personne de l'être humain, alors, pour la première fois, cette force autrefois aveugle est obligée de contempler son oeuvre. Elle prend brutalement conscience de la quantité d'horreurs qu'elle doit produire pour parvenir à de minuscules et éphémères beautés. Et elle se dit, par l'intermédiaire de l'homme : ça ne vaut pas la peine. Le prix est trop élevé. Des enfants, des vieillards, des innocents souffrent, tremblent et agonisent, les œuvres de toute une vie d'efforts sincères et humbles disparaissent en une seconde, et tout cela seulement pour permettre que brillent pendant quelques heures une poignée d'étoiles dans le lointain, pour qu'un rayon de soleil éclaire la brume d'une campagne, ou qu'un oiseau recueille dans son petit bec quelques gouttes de l'eau d'un lac.<br />
<br />
Voilà pourquoi il arrive à l'homme de se haïr. Voilà pourquoi il essaie de se sauver en se racontant que son âme au moins, est originellement bonne. Il croit que c'est son oeuvre à lui qu'il déteste, le produit de son corps, le produit de sa culture, mais il se trompe : c'est la nature des choses, enfermée toute entière dans sa poitrine étroite, qui se contemple soudain dans un miroir et pousse un cri d'effroi.<br />
<br />
Tel est notre malheur.<br />
<br />
Ou bien nous continuons d'aimer la beauté et la vie, et il faudra embrasser la souffrance avec elles. Ou bien nous ne voulons plus rien voir, et nous refermons cette paupière ouverte sur nous-mêmes qu'est la conscience humaine. Vouloir la vie mais refuser qu'elle implique aussi souffrance et drame, c'est refuser de faire partie du monde, c'est croire qu'on est au-dessus du cosmos, au-dessus de la nature ; et finalement, c'est ne pas vouloir la vie.Halvhttp://www.blogger.com/profile/14957550946784821561noreply@blogger.com2tag:blogger.com,1999:blog-3071892121275457756.post-23649012119407470912015-08-24T22:18:00.004+02:002015-08-24T22:57:42.542+02:00Le problème posé par la raison<h3>
A propos de culture - 2ème partie</h3>
<br />
Ce que nous nommons <i>raison</i> est un mécanisme fondamental de l'intelligence, dont le rôle est de trouver des causes. Lorsqu'on dit que quelqu'un <i>raisonne</i>, c'est qu'il est en général en train d'essayer de connecter des faits les uns aux autres par un lien, par un principe universel que nous nommons <i>causalité</i>. C'est ainsi que l'on résout des enquêtes de police, mais c'est aussi le fondement de toute science : à partir d'un événement, on tente de remonter à l'événement antérieur.<br />
<br />
<i>Rien ne peut se produire sans cause</i> est un principe connu et énoncé au moins depuis l'Antiquité grecque. Il est en effet de notoriété publique que l'univers entier lui obéit : rien ne peut advenir sans avoir été provoqué par une cause antérieure. Si un objet tombe d'une table, c'est qu'il a reçu un choc ou que la table a été inclinée : il ne peut pas tomber tout seul, se déplacer magiquement sans aucune raison. Même en supposant l'existence d'esprits frappeurs ou de forces invisibles, la nécessité d'une cause est conservée : c'est simplement un fantôme ou un magnétisme inconnu qui pousse l'objet.<br />
<br />
Ce principe est évident quand on l'énonce, mais il passe la plupart du temps inaperçu. Il est donc bon de le poser clairement, une fois pour toutes : de part en part, le monde obéit à la loi de causalité. Si nous assistons un événement, quel qu'il soit, nous savons instinctivement, sans même nous poser la question, que cet événement possède une cause. Naturelle ou surnaturelle, physique, psychologique ou sociale, peu importe, la cause existe. La raison est à ce point liée à notre façon de penser qu'il est presque impossible de se représenter ce que cela signifierait de n'être causé par rien.<br />
<br />
En tant qu'animaux sophistiqués, la raison nous permet de nous débrouiller au sein d'un monde hostile. En donnant une cohérence à ce qui nous entoure, la raison nous permet d'éviter les pièges, d'inventer des stratagèmes, et en bref, de survivre plus longtemps. Une plante n'a pas besoin de raisonner pour survivre : elle trouve sa nourriture dans la terre et la lumière. Un animal aussi complexe qu'un dauphin ou un singe doit se déplacer, et donc disposer d'un système de navigation qui lui permette à la fois de se repérer et d'éviter le danger.<br />
<br />
Quant au mécanisme, il est très connu car les enfants l'utilisent comme un jeu : c'est la question «<i>pourquoi ?</i>» répétée en boucle. En effet, si chaque événement a une cause, chaque cause possède elle-même une cause. On peut remonter ainsi jusqu'à l'infini.<br />
<br />
C'est cette question interminable, <i>pourquoi ?</i> qui pose des problèmes à l'humanité depuis l'aube des temps, et qui nous éclate aujourd'hui à la figure, car nous nous sommes privés des anciens stratagèmes qui nous servaient, en tant que sociétés, à la surmonter.<br />
<br />
<br />
<a name='more'></a><br />
<h4>
Demander pourquoi jusqu'à trouver une fondation solide</h4>
<br />
L'intuition des enfants est bonne : une explication n'est jamais satisfaisante, on peut toujours s'interroger sur ses causes.<br />
<br />
Pour prendre un exemple trivial : si l'on trouve une pierre chaude sur le sol, et qu'un très fort soleil rayonne depuis des heures, la raison y verra un lien de cause à effet. Ce lien n'est pas évident : il a fallu expérimenter pour le trouver. Et tout est différent selon qu'on a réussi à faire la connexion ou pas. Sans ce lien, il ne nous est pas possible de comprendre <i>pourquoi </i>la même pierre est tour à tour chaude, froide, voire même gelée. Si le lien nous échappait, nous aurions une interprétation <i>magique, </i>irrationnelle, ou métaphorique du monde : pour retrouver une cohérence qui nous échappe, il nous serait même tentant d'attribuer une âme à la pierre elle-même, âme qui lui permettrait de changer de caractère selon son bon vouloir.<br />
<br />
Mais à force d'observations et d'expérimentations, à force de chercher à répondre à la question <i>pourquoi</i>, nous avons réduit la part magique, c'est à dire inexplicable du monde. Nous savons que si la pierre est froide ce n'est pas parce qu'elle a décidé d'être froide, mais parce qu'elle se trouve à l'ombre, par exemple. Nous tenons une explication. C'est parfait.<br />
<br />
L'ennui c'est qu'on ne peut pas s'empêcher, tôt ou tard, de se demander pourquoi, au juste, est-ce que la chaleur ne se communique pas à l'ombre. Et nous recommençons à chercher et expérimenter, pour trouver une nouvelle explication.<br />
<br />
C'est ainsi que l'humanité a inventé la physique, écrit les lois de la thermodynamique, et entraîné petit à petit ce que Max Weber a appelé <i>le désenchantement du monde</i>. Le monde nous semblait peuplé d'esprits farceurs et de dieux capricieux car nous n'avions pas bien regardé, nous avions posé des causes qui n'étaient pas les bonnes. Les pierres n'ont finalement pas besoin d'âme, leur comportement s'explique tout entier par des causes extérieures. Nous comprenons aussi que si la météo ne réagit pas aux sacrifices d'animaux, c'est moins dû au mauvais caractère de Zeus qu'à des mécanismes d'échanges de fluides que nous n'avions jusqu'alors pas les moyens de calculer.<br />
<br />
Mais résoudre ces petits mystères n'aide pas à venir à bout du <i>problème posé par la raison elle-même</i>, qui ne peut pas s'empêcher de continuer à demander pourquoi. Nous espérons bien, quelque part, trouver un jour une fondation solide, un point zéro qui bouclerait la boucle. Mais cette fondation nous échappe sans cesse : si l'on descend par exemple jusqu'à l'observation primordiale de la physique, la loi la plus minuscule, à savoir qu'une charge positive et une charge négative s'attirent, et que l'on croit en avoir enfin terminé, une voix s'élève pourtant pour demander :<br />
<br />
« Oui, mais pourquoi ? »<br />
<br />
C'est assez irritant. D'ailleurs, lorsque des enfants s'amusent à ce petit jeu, une réponse finit invariablement par clore le débat : <i>parce que c'est comme ça</i>.<br />
<br />
Symboliquement, cette réponse a une portée immense. Elle signifie qu'au fond de tout raisonnement se trouve un mystère. Et il est tentant de transformer ce mystère en un nouveau dieu, un nouvel esprit, quelque chose qui n'aurait pas besoin d'une cause, qui se serait généré tout seul, ce que les philosophes nomment <i>causa sui</i>, cause de soi. Dans un mouvement de mauvaise foi inattendu, et pour trouver une cause à l'absence de cause, la conscience humaine est prête à nier le principe même qui l'a conduite jusque là. Subitement, on rejette la loi de causalité. Ca suffit : à un moment, un événement est la cause de lui-même, <i>et puis c'est comme ça</i>.<br />
<br />
Dans l'Antiquité grecque, le <i>parce que c'est comme ça</i> était le panthéon divin. Chez les hindous, le <i>parce que c'est comme ça</i> est symbolisé par les mythes du Véda et des Upanishads. Pour les Juifs, le <i>parce que c'est comme ça</i> est la Loi divine, la Torah. Les catholiques ont donné au <i>parce que c'est comme ça</i> le visage de la Sainte Trinité.<br />
<br />
C'est à dire qu'à un moment, la chaîne de raisonnement est interrompue de force par un <i>mythe</i>, une histoire, une métaphore, un tabou. Comme on raconte qu'il y a un trou noir au centre de chaque galaxie, on trouve un mythe fondamental à la source de toutes les civilisations. C'est lui qui contraint la raison à se taire.<br />
<br />
Ces réponses mythologiques signifient qu'à un moment, la raison n'a plus le <i>droit</i> de poser sa question. Elles sont destinées à impressionner, empêcher la poursuite de la réflexion, et ne souffrent aucune contestation. Il est interdit de les attaquer : on ne peut pas se demander qui a créé le Dieu des Juifs, pas plus que ce qu'il y avait avant le Chaos des Grecs. Car derrière ces histoires se trouve quelque chose bien plus effrayant que toutes les colères divines : cette crainte, que tout le monde ressent sans se l'avouer, que le monde soit absurde. Que l'existence, la souffrance et le malheur n'aient aucun sens. Que nous vivions et mourions pour rien.<br />
<br />
<br />
<br />
<h4>
Dieu est mort</h4>
<br />
Ce socle mythologique sur lequel s'appuient les civilisations s'incarne dans la culture.<br />
<br />
<div>
La culture (ce que j'ai appelé <i>culture dominante</i>) est elle-même constituée d'un ensemble de cadres, parfois imaginaires (les récits fondateurs, les cosmogonies, les légendes, ce qu'on n'ose plus appeler <i>le roman national</i>), parfois tout à fait concrets (la langue maternelle, les rituels sociaux, baptêmes, unions, cérémonies funéraires, ainsi que le folklore, à savoir les fêtes traditionnelles, les coutumes, les codes de conversation, de politesse, etc.)<br />
<br />
Cette culture, j'ai eu l'occasion d'en parler dans l'article précédent (<a href="http://negligeable.blogspot.fr/2014/12/a-propos-de-culture-1ere-partie.html" target="_blank">à propos de culture - 1ère partie</a>), n'a bien évidemment rien d'objectif, de <i>vrai</i>. Ce n'est qu'une interprétation du monde, permettant de clarifier le terrain afin de pouvoir vivre. Mais puisqu'elle est enseignée aux enfants comme une vérité, puisqu'elle pèse sur la façon dont les adultes doivent se comporter, elle est lourdement contraignante (et pour certains plus que pour d'autres). Elle se moque du caractère des individus, de leur sensibilité, de leurs motivations, et ne se préoccupe que de la santé morale de la société.<br />
<i><br />
</i> <i>Autrefois</i>, la culture dominante n'était pas négociable. On considérait que si un individu la rejetait, ou la remettait simplement en question, il mettait du même coup en péril l'équilibre de la société entière. Et la société, arquée sur ses principes, rejetait l'individu. <i>Autrefois</i>, les individus étaient certes soutenus par leur éducation, leur religion, les règles morales et civiles de leur époque et de leur rang, mais ils en étaient aussi prisonniers toute leur vie.<br />
<br />
En Occident, ce temps est terminé. La modernité, guidée par l'esprit des Lumières, a brisé cet état de fait et nous a apporté la liberté individuelle : désormais, toute culture dominante est suspecte, car elle est partiale et oppressive. Le folklore est moqué, la langue est décortiquée, déconstruite, les mythes historiques démontés, les héros rabaissés, le modèle traditionnel de la famille largement critiqué, voire insulté ; et tout ceci pour desserrer l'étau qui étouffait autrefois les personnalités.<br />
<br />
Désormais, après une formation culturelle réduite au strict minimum, l'individu est lâché dans la société et rendu libre de choisir la vie qu'il veut mener. Alors qu'on protégeait autrefois la société des individus marginaux, on protège aujourd'hui les individus marginaux de la tentation normative de la société. C'est une libération formidable, et sans précédent dans l'histoire de l'humanité. Mais en retour, si les individus ne sont pas conscients de la tâche immense qui les attend, l'épreuve peut être terrible.<br />
<br />
Car en effet, si l'on n'a plus rien de chevillé au corps, tout se met à flotter, on ne peut plus poser le pied nulle part. Le langage est piégé, les traditions n'ont aucun sens, le monde ne cesse de fuir. Que faut-il faire ? Débrouille-toi. Comment faut-il se comporter ? Débrouille-toi. Qu'est-ce qui est bon ? Débrouille-toi. Et avec ça, le temps passe, la vieillesse ratatine les corps, et renforce cette conviction que tout ce cirque est inutile, et que puisque rien n'est vrai, rien ne vaut le coup. Tout ce que l'homme construit sera démoli, tous ceux qu'il aime souffriront et mourront, et il n'aura rien compris, et il mourra à son tour.<br />
<br />
La liberté est peut-être enthousiasmante, mais <i>cette liberté-là ?</i> On s'effondrerait à moins.<br />
<br />
En nous libérant des anciens carcans, l'humanisme rationnel s'est en fait attaqué aux fondements mythologiques qui faisaient barrage à la folie de la raison en roue libre. Nous avons fait sauter le <i>parce que c'est comme ça</i>, nous avons décrédibilisé l'autorité des mythes, et rendu à la raison sa toute-puissance. En d'autres termes, le nouveau mythe fondateur de notre civilisation est que les mythes fondateurs n'ont aucune valeur, qu'ils doivent être <i>déconstruits.</i><br />
<br />
Alors soit. Devant la raison, les tabous ne sont plus des tabous. Les mythes sont des racontars pour enfants, dont on se moque avec superbe. S'il y a un ou des dieux, la raison veut savoir quelle est leur nature, et d'où ils viennent. Elle veut savoir aussi comment il est possible d'être déterminé par la physique et de disposer en même temps de libre arbitre. La raison creuse jusqu'à la folie pour trouver l'origine du sentiment moral en nous, et montre que toutes les transcendances jamais imaginées sont des erreurs logiques ; puis elle utilise l'Histoire pour décortiquer les interprétations de l'art et connaître la nature du Beau, et, découvrant que ce sont des illusions dues à la légèreté de l'imagination, les déconsidère... avant d'aller chercher ailleurs, ouvrant tous les coffres, soulevant tous les voiles avec frénésie, cherchant un sens qui ne peut que lui échapper, à cause de sa structure même.<br />
<br />
Les anciens tuteurs disaient : ici, tu dois t'arrêter et cesser de raisonner, car cela n'a plus de sens, et même, cela devient dangereux. La raison répond, aujourd'hui qu'on a tranché sa laisse : le monde n'est ni français ni allemand ni japonais, le monde est un chaos de forces. Voici la vérité que l'imagination nous cache : le monde est irrationnel, tout est absurde, donc tout est mort. Et alors, à grands pas, s'approche le danger mortel du nihilisme.<br />
<br />
<i>Dieu est mort !</i>, se lamentait Nietzsche à travers son Zarathoustra, il y a plus d'un siècle. Ce qui ne signifie pas que les religions sont mortes, ou que la spiritualité est morte, mais bien que ce que nous prenions avant pour des vérités immuables, les guides dans lesquels nous avions foi pour fixer ce qui est Bien, Beau et Vrai, ont été dévalorisés par l'esprit critique parvenu à son acmé.<br />
<br />
Les arguments d'autorité qui donnaient autrefois une logique au monde ne tiennent plus. Et comme Nietzsche le disait déjà, c'est à la fois une chance formidable et une malédiction. Car quoi qu'il en soit, nous ne pouvons plus revenir en arrière. Nous ne pouvons plus y croire à nouveau :<br />
<i><br />
</i> <i>Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c'est nous qui l'avons tué !</i><br />
<i><br />
</i> Il nous faudra donc abandonner son cadavre, et continuer de marcher, pour voir si, comme se demandait Albert Camus, il est <i>possible de vivre dans ces déserts</i>.</div>
Halvhttp://www.blogger.com/profile/14957550946784821561noreply@blogger.com6tag:blogger.com,1999:blog-3071892121275457756.post-62611204213948797312015-08-05T12:30:00.000+02:002015-08-05T20:47:12.981+02:00Vous êtes mort mais vous ne le savez pas.J'ai remarqué un phénomène typiquement moderne, qui passe la plupart du temps inaperçu, mais qui m'a sauté aux yeux voilà quelques jours, alors que je comatais lamentablement devant ma télé au lieu de travailler sur le roman qui me rendra riche et célèbre.<br />
<br />
Il me semble que Philippe Muray en parle quelque part dans ses <i>Exorcismes spirituels</i>, mais c'est peut-être une hallucination rétrospective. Bref, en tout cas, ce phénomène est très visible dans la publicité pour peu qu'on y fasse attention : c'est l'effacement de la nuance et la sursaturation emphatique des discours.<br />
<br />
On ne sait plus contraster. Dans la publicité c'est à peu près normal : il faut sidérer, éblouir, et on tente de vous assommer avec du concentré de merveilleux en une dizaine de secondes. C'est pourquoi on y utilise des tournures ridiculement lyriques, romantiques, bourrées d'adjectifs et de métaphores grandiloquentes, qui s'enchaînent comme la camelote que vous montre un type louche au coin d'une rue sombre. T'as vu comme ça brille ? C'est des vrais.<br />
<br />
Et donc absolument tous les films d'action sont <i>à couper le souffle</i> (c'est un cliché avec lequel on est devenu trop indulgent : à quand remonte la dernière fois qu'un film vous a littéralement coupé le souffle ?), tous les films d'horreur sont, l'un après l'autre, le film <i>le plus terrifiant de tous les temps</i>, et quand il s'agit de nourriture, on va toujours chercher le gruyère<i> au coeur de la meule</i>, là où c'est merveilleux, si fondant et tellement parfumé. Je n'ai pas d'exemples précis en tête, mais il suffit d'allumer sa télé et de prêter soigneusement attention ce qui est dit dans les pubs. Aux <i>phrases</i> elles-mêmes, à la façon dont elles sont tournées.<br />
<br />
La publicité ne peut qu'aller de l'avant et gueuler toujours plus fort. L'ennui c'est que cette hystérisation du discours déteint partout. Car vouloir redescendre d'un ton, au milieu du brouhaha ambiant, tenter de revenir à la nuance, c'est comme réduire le sel dans son alimentation : les premières bouchées ont l'air fades. Au début, on dirait que ce qu'on raconte n'a aucun intérêt. Ca ne brille pas.<br />
<br />
Et donc nous avons les blogs engagés, où des milliers d'individus exposent leurs réflexions sur l'état du monde comme on part au combat, la tête pleine de chants guerriers. Et donc nous avons des articles incroyables, où le discours est sans arrêt sur le mode du cri, comme un morceau de musique passé sur un ampli qui sature. Le volume est à fond du début à la fin, ça casse les oreilles, mais c'est plat. Ca vomit, ça <i>dégueule</i>, ça hurle, ça insulte, ça tutoie pour avoir l'air bravache, ça multiplie les adjectifs outrés, et si l'on prend les auteurs au pied de la lettre, on dirait qu'ils sont constamment dans tous leurs états, à bouillonner comme des cocottes-minute sur le point d'exploser.<br />
<br />
Et puis on passe à un autre blog, à un autre article, et on a oublié celui d'avant. Celui où le type se tordait sur le sol et convoquait l'humanité entière devant le tribunal de sa volonté. Parce qu'évidemment, on<i> ne </i>l'a<i> pas</i> pris au pied de la lettre. Que voulez-vous, ils parlent tous comme ça, maintenant. C'est juste pour interpeler. Ca ne veut pas dire grand chose.<br />
<br />
Et les blogs contaminent le journalisme de caniveau, où fleurissent alors, comme disait Orwell, des articles de moins en moins composés <i>avec des mots choisis pour leur véritable sens</i>, et de plus en plus avec des <i>expressions assemblées comme les éléments d'un clapier préfabriqué</i>. Même ce qu'on continue d'appeler les grands quotidiens nationaux poussent le volume à fond, et multiplient les tournures lyriques grotesques, les <i>faire France</i>, <i>faire famille</i>, <i>faire société</i>, les <i>Quand Untel fait ceci</i> (sans ajouter de proposition principale, et sans jamais se demander pourquoi diable leur titre doit toujours commencer par la locution "quand"), les <i>ironies de l'histoire</i>, les <i>éléments de réponse</i>, les <i>temporalités pérennes</i>, etc. Petits patchworks de bimbeloterie scintillante, qu'ils imaginent littéraires et <i>impactants.</i><br />
<br />
Et du journalisme, ça déteint sur la littérature contemporaine, et de la littérature aux films de cinéma. Dans un épisode de son émission <i>Opération frisson</i>*, Yannick Dahan (un critique cinéma, ex rédacteur à <i>Mad movies</i>), relevait le fait que les films produits par Marvel accordaient la même importance à toutes les problématiques de leurs intrigues. Il n'y a pas de contraste : tout est gueulé, tout est hystérisé, shooté aux même blagues débiles, issues de cet humour adolescent devenu le maître-étalon du <i>fun</i>. Du coup, il ne peut plus y avoir de crescendo émotionnel. D'entrée, on veut en foutre plein la vue. D'entrée, on veut la caverne d'Ali Baba, on veut scotcher le spectateur, comme devant une pub.<br />
<br />
Les états d'âme des personnages, le moment de relâche et l'épreuve suprême sont traités de la même manière : pied au plancher. Faut que ça pulse.<br />
<br />
Et ça ne pulse plus du tout.<br />
<br />
Je me souviens de la sensation curieuse que j'avais ressentie en lisant Schopenhauer pour la première fois. Même sensation qu'en lisant Zola ou Chateaubriand : le volume est bas. Et ainsi, il reste de la place pour le contraste, et ainsi, les effets de style sont sidérants. A chaque insulte de Schopenhauer contre Hegel, la rupture de ton est telle que je ne peux pas retenir un éclat de rire. Mais les subtilités sont mille fois plus nombreuses.<br />
<br />
J'écoutais cette année, au festival d'Avignon, une lecture du <i>Sermon sur la mort</i>, de Bossuet. Le comédien n'avait pas un mot plus haut que l'autre, et c'était ce que le texte demandait. Tout y est très calme et mesuré, chaque mot choisi avec soin. Si vous ne faites pas l'effort d'écouter, Bossuet n'ira pas vous chercher, il ne vous tirera pas par la manche pour vous dire : hé regarde ! Regarde comme ça <i>CLAQUE !</i> Et pourtant, quelle magie : une multitude d'effets réthoriques, à peine perceptibles, comme des reliefs palpés du bout des doigts sur un tissu précieux ; des montées en puissance, des accumulations, des silences creusés pour enrichir l'idée qui suit. C'est comme un baume pour l'esprit, un trait d'intelligence et de finesse (on sera d'accord avec lui ou pas, peu importe : la façon de le dire est un ravissement en elle-même).<br />
<br />
A l'inverse, cette surenchère de cris et d'explosions de la modernité me donne une impression désagréable : on dirait, voulez-vous que je vous dise, on dirait que les gens en font des tonnes parce qu'au fond d'eux, ils ont peur de ne plus rien ressentir. Ou de ne pas ressentir assez. D'être des médiocres qui vivent des vies médiocres, pas assez relevées. On dirait qu'ils ont peur de s'apercevoir, selon la formule de ce médecin dans le film <i>L'échelle de Jacob</i>, qu'ils sont morts mais ne le savent pas<i>. </i><br />
<i><br /></i>
Or les émotions sont probablement toujours là : mais il y a un gouffre entre elles et ce que la publicité en dit. Et alors, toute sincérité disparaît. Car face à un monde surexcité, un monde où ça pulse grave, où tout est perpétuellement saturé, criard, un monde où les autres semblent toujours traversés d'émotions formidables, où <i>amour</i> signifie passion brûlante à toute heure du jour, où <i>vacances</i> signifie voyage exotique au jardin d'Eden, chacun fait ce qu'il peut pour créer une illusion à son tour, et chacun "hurle", "pleure", "dégueule". Sans se rendre compte qu'il s'agit d'une fuite en avant, sur le modèle de la publicité.<br />
<br />
Et que plus le monde gueulera à nos oreilles, plus il nous faudra nous protéger de ses cris, et plus nous aurons du mal à savoir ce que cela signifie vraiment, de ressentir une émotion sincère.<br />
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<br />
* Que l'on pourra regarder avec bonheur ici :<br />
http://www.cineplus.fr/pid5876-cine-frisson.html?vid=1173846<br />
<br />Halvhttp://www.blogger.com/profile/14957550946784821561noreply@blogger.com4tag:blogger.com,1999:blog-3071892121275457756.post-27063815354082279492015-07-10T12:30:00.000+02:002015-07-21T16:33:42.373+02:00Le concept n'est pas la choseQue la musique soit une combinaison de sons formant une mélodie et un rythme, voilà qui ne devrait poser de problème à personne. Mais il suffit d'écouter un morceau de musique et de comparer <i>ce que</i> l'on entend avec cette définition pour s'apercevoir que l'expérience déborde la définition de toutes parts : elle est plus riche, elle possède une multitude d'autres dimensions, mais elle est aussi impossible à communiquer.<br />
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On pourra toujours jouer l'objectivité, et dire que le <i>bleu</i> est un rayonnement dont la longueur d'onde varie entre 450 et 500 nanomètres : la vérité c'est que cette définition, ainsi que le mot même de <i>bleu</i> sont des concepts plaqués sur une expérience qu'il est impossible de partager. Je ne sais pas à quoi ressemble le bleu de mon voisin, et si un aveugle me demandait de lui expliquer ce que c'est <i>exactement</i>, je n'aurais aucun moyen de le faire. Je pourrais théoriser mille ans qu'il n'en serait pas plus avancé. « Le bleu c'est ça », peut-on seulement dire, en désignant un ciel d'été. « Ce truc, cette qualité du ciel, tu vois bien. »</div>
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C'est à dire que le bleu est une <i>sensation</i> ; et comme toute sensation, il est impossible de la communiquer. Elle m'appartient, je ne peux ni la transmettre ni la sortir de moi. Elle n'existe que pour moi, à la seule condition que j'existe moi-même. En dehors de ma conscience, le <i>bleu</i>, comme la musique, n'ont aucune signification.<br />
<br />
En revanche, ce qui peut se transmettre, c'est le <i>concept</i> de couleur, le <i>concept</i> de musique ; c'est à dire une réduction de l'expérience, une simplification destinée à la rendre manipulable. On en fait ainsi un petit paquet bien fermé, qu'on peut enseigner à d'autres : quand j'utilise les mots de musique ou de bleu, vous savez de quoi je parle, même si les mots en eux-mêmes n'en disent rien. Si vous voulez <i>comprendre </i>en profondeur ce que je dis, vous ne pouvez pas en rester là : vous devez rattacher ces concepts à l'expérience que vous en avez déjà eue.<br />
<br />
Pour le dire plus simplement : le bleu ne s'enseigne pas, il se vit.<br />
<br />
<a name='more'></a><br />
<br />
A la différence des couleurs et des sons, nous n'avons aucune sensation de ce que sont les objets mathématiques. Personne n'a jamais vu un point mathématique, une droite ou un plan, objets à zéro, une ou deux dimensions. Ces objets ne sont que des concepts : on en a des définitions exhaustives, qui suffisent à en dire le <i>tout</i>. Un point mathématique est « l'unique intersection entre deux droites sécantes » : c'est tout ce que vous avez besoin de savoir, et tout ce que vous saurez jamais sur le point. Dans ce cas, l'esprit humain n'est pas parti d'une sensation pour aller vers un concept, mais a inventé un concept qui n'existe pas dans la réalité.<br />
<br />
Imaginons ce que cela signifierait que la couleur soit, pour nous, comme un point mathématique. Cela voudrait dire que le concept de longueur d'onde suffit à en circonscrire la totalité. Autrement dit, nous ne la verrions pas : nous serions comme des aveugles-nés à qui on enseigne la physique ondulatoire. Nous ne ferions que raisonner sur la couleur, sans jamais la ressentir. Mais aussi, nous aurions l'impression qu'il n'y a aucun mystère en elle, rien d'insaisissable : puisque la sensibilité nous en manquerait, nous penserions que le concept et la chose sont absolument identiques.<br />
<br />
Étendons maintenant ce postulat à l'ensemble de nos sensations, et imaginons que chaque élément du monde nous soit compréhensible et saisissable de part en part, comme une équation mathématique. Nous pourrions alors prétendre à une connaissance totale des choses : nous saurions <i>tout</i> du monde, ou plutôt du <i>concept-monde,</i> que nous croirions être la<i> chose-monde</i>, mais sans nous apercevoir de la prison aveugle, de l'abstraction mentale où nous serions coincés. En réalité nous n'aurions aucun contact avec le monde<i> </i>: privés de sens, nous serions des esprits purs, sans chair, manipulant des pensées comme un ordinateur manipule des règles de calcul, sans aucun accès à l'extérieur, sans prise sur la réalité.<br />
<br />
C'est exactement ce que nous faisons avec les intelligences artificielles.<br />
<br />
On pourra se raconter ce qu'on veut : une machine est, et restera totalement coupée du monde, pour la seule raison que nous n'avons aucun moyen de lui enseigner ce qu'est une sensation. Il est impossible à l'esprit humain de faire entrer dans un concept l'expérience de la couleur bleue, pas plus que l'expérience de la joie, de la passion amoureuse, de la beauté, de la satisfaction, etc. Les concepts sont des papillons morts, punaisés sur un tableau en liège, qu'on peut examiner de tous les côtés, dont on peut observer l'anatomie, la texture des ailes, qu'on peut analyser, transmettre, etc. L'expérience est le fait d'être un papillon.<br />
<br />
Il ne nous est possible que de fournir des règles logiques. Et pour ce que nous ne comprenons pas, nous gavons actuellement les algorithmes avec du <i>big data</i>, en espérant qu'ils finiront par en dégager des règles qui nous échappent encore. Mais projeter un milliard de photos de ciel bleu à un aveugle-né ne lui donnera pas la vue. L'ordinateur enregistre les choses de la façon dont vous lui avez appris à enregistrer : avec des concepts ; longueur d'onde, teinte, couleur, saturation. Mais offrez donc les mêmes données à un aveugle, et voyez si subitement, il comprend l'expérience du bleu.<br />
<br />
A un algorithme de traitement du son, jouez mille fois l'intégrale des Beatles, et voyez s'il lui suffit d'assembler tout ce qu'elle en a retenu (hauteur du son, progression harmonique, compression audio...) pour faire naître une expérience sensorielle concernant... cette chose que nous ne savons que nommer sans la <i>dire</i>... la musique. L'algorithme sera parfaitement capable de simuler la perception du rythme, et un robot pourra dodeliner de la tête et taper du pied : illusion troublante, mais bel et bien illusion ; celle d'un sourd regardant défiler un graphe sonore, et à qui on a expliqué le concept de tempo.<br />
<br />
Percevoir n'est pas entendre. Percevoir est enregistrer une suite de données sans les expérimenter. Entendre est inexplicable. Tout ce que perçoivent et percevront les machines sera codé par la manière simplifiée que nous avons de manipuler l'expérience du monde. Elles n'auront jamais accès à une <i>expérience</i> de la lumière : mais à des mesures de longueur d'onde.<br />
<br />
Or, retirez la sensation et il n'y a plus de vie.<br />
<br />
Plus le temps passe et plus je crois que l'idée de singularité technologique, ce moment où nous serons capables de <i>passer de l'autre côté</i>, de créer une véritable conscience, est un mirage que l'humanité n'atteindra jamais.</div>
Halvhttp://www.blogger.com/profile/14957550946784821561noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-3071892121275457756.post-1079878068268609062015-03-12T12:14:00.000+01:002015-03-23T16:21:06.014+01:00Derrière les câbles et les processeurs, il y a un être humain.<div class="separator" style="clear: both; text-align: left;">
Ce dessin a pas mal tourné de mon côté d'Internet, il y a quelque temps.</div>
<div class="separator" style="clear: both; text-align: left;">
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<div class="separator" style="clear: both; text-align: left;">
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<table align="center" cellpadding="0" cellspacing="0" class="tr-caption-container" style="margin-left: auto; margin-right: auto; text-align: center;"><tbody>
<tr><td style="text-align: center;"><a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhqoKtdHYBhHazb3A-0ZMFbr0y1y2w34cyQ5vJBWXCojNN0AnFyWrzB19SJsINoPfN08z6tRORmO9VQNkSjShapaNq8cy6chdl2p_svCdBhNsTTCNgi6Zh0nmlnkAg_NJluQJmQEwockEM8/s1600/xkcd.com-659.png" imageanchor="1" style="margin-left: auto; margin-right: auto;"><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhqoKtdHYBhHazb3A-0ZMFbr0y1y2w34cyQ5vJBWXCojNN0AnFyWrzB19SJsINoPfN08z6tRORmO9VQNkSjShapaNq8cy6chdl2p_svCdBhNsTTCNgi6Zh0nmlnkAg_NJluQJmQEwockEM8/s1600/xkcd.com-659.png" /></a></td></tr>
<tr><td class="tr-caption" style="text-align: center;">http://xkcd.com/659/</td></tr>
</tbody></table>
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<br />
C'est intéressant car mine de rien, il expose notre grand problème dans toute sa nudité. Il est là, le problème de notre modernité barbare, qui se croit très pertinente à comparer un être humain avec une maison en LEGO. Je laisse de côté la question du don d'organes pour l'instant.<br />
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<blockquote class="tr_bq">
«<b style="background-color: white; color: #252525; font-family: sans-serif; font-size: 14px; line-height: 21px;"> </b>Quand tu démontes une maison en LEGO et que tu jettes toutes les pièces à la poubelle, où est la maison ?<br />
<br />
- Elle est dans la poubelle, répond la petite fille.<br />
<br />
- Non, ce ne sont que des pièces, reprend l’homme. Ce ne sont que des pièces, qui auraient pu devenir un vaisseau spatial ou un train. La maison était juste un arrangement particulier de ces pièces. Cet arrangement ne survit pas avec les pièces, et il ne va nulle part ailleurs. Il a seulement disparu. »</blockquote>
<br />
<div>
Et nous applaudissons devant tant de bon sens.</div>
<br />
<div>
Sauf que le raisonnement est peut-être valable en ce qui concerne une maison en LEGO, mais je suis encore à peu près sûr d'une chose : un être humain <i>n’est pas</i> une maison en LEGO. Je sais bien que plusieurs décennies de bourrage de crâne utilitariste auraient tendance à nous faire croire le contraire. On pourrait trouver la comparaison pertinente, après tout, et n'envisager l'être humain <i>que</i> comme un assemblage d’organes, de muscles et d’os, animés par un genre de courant électrique ou de phénomène physique ; autant dire de réservoirs, de tuyaux, de boulons et de poutrelles mis sous tension par une batterie Nickel-Cadmium ; mais cela signifierait alors que nous ne sommes qu’un tas de viande morte capable de marcher.<br />
<br />
<a name='more'></a><br />
Répétons-le, car c'est charmant : un tas de viande morte. Nous sommes un tas de viande morte, qui s'imagine seulement parfois, dans des moments de faiblesse romantiques, avoir un peu plus de valeur qu'une côtelette d'agneau. Un être humain qui meurt c’est comme un ordinateur qui s’éteint, comme une maison en LEGO qu’on démantibule pour en faire un vaisseau spatial. <i>Ergo</i> donnez vos organes.<br />
<br />
On me répondra : ce n'est pas parce que tu trouves la conclusions déplaisante qu'elle est fausse, et on aura raison. On peut d'ailleurs légitimement considérer la vie de cette façon, mais je prie la bande de nihilistes responsable de cette vision des choses de cesser de vouloir me convertir à leur vision répugnante de l’humanité, sous prétexte de militer pour le don d'organes.<br />
<br />
Car la civilisation et l'humanisme prétendent qu’un être humain est <i>autre chose</i> qu'un robot capable de marcher et de faire des opérations mathématiques. La civilisation et l'humanisme prétendent qu’un être humain est plus que la somme de ses constituants, et voit en nous (et en tous les autres animaux) des miracles tacites, des créatures incompréhensibles, insaisissables et irréductibles à des briques de LEGO.</div>
<br />
<div>
La subtilité tient à ceci : une maison ou un robot ne sont jamais <i>plus que ce qu'ils sont</i>. C'est à dire qu'une maison est une maison, elle coïncide exactement avec sa définition, à savoir un abri dans lequel on vit. Elle n'existe que dans cette dimension. Avec un peu de créativité, on peut lui trouver d'autres utilisations, mais sa raison d'exister est d'<i>être une maison</i>. Un robot, même sophistiqué et super cool, n'est jamais plus que ce que nous savons qu'il est : une machine, dont tous les fonctionnements internes et sous-mécanismes sont voués à accomplir des tâches prévues par son concepteur. Et même s'il réussit à apprendre de lui-même, c'est que son concepteur a prévu qu'il serait capable d'apprendre de lui-même. Ce que cela signifie, c'est que le robot commence par être un <i>concept</i>, et ce concept nous est transparent de part en part : on peut l'écrire sur un morceau de papier, en faire une liste de spécifications techniques, il n'y a rien d'inconnu en lui, il est ce que nous avons défini qu'il est <i>et rien d'autre</i>.</div>
<br />
<div>
Mais un être humain ? Quelle définition conceptuelle est suffisamment large pour contenir toutes les dimensions de ce que peut <i>être</i> un être humain ? L'être humain dépasse sans arrêt tout ce qu'on croit de lui : il peut aller contre ses instincts au point d'en mourir, il peut changer de sexe, il peut être un créateur ou un ascète, il peut être moral ou immoral, il est attaché au monde physique mais il a inventé l'art qui est un échappement à la rationalité, il est déterminé et libre à la fois, c'est à dire qu'il n'est pas réductible à une essence. Il n'existe aucune définition susceptible de décrire un être humain de part en part.</div>
<br />
<div>
Nous sommes pour nous-mêmes des énigmes.</div>
<br />
<div>
Et que fait pourtant l'utilitarisme ? Il prend une seule dimension en compte, l'aspect mécanique du corps, et y réduit l'être humain, prétendant que c'est là son seul aspect, son aspect objectif et nu, une fois qu'on s'est débarrassé des superstitions arriérées et des choses romantiques de l'esprit. Il nous dit que nous sommes des briques. Il efface l'énigme. Nous ne sommes <i>rien de plus</i> que des petits grains de matière arrangés d'une certaine façon. Adieu poésie, adieu sensibilité artistique, adieu amour et sentiments devant vos proches : illusions sans valeur que tout cela, programmes informatiques, réactions neuronales sélectionnées par l'évolution. Et notez bien : <i>rien de plus.</i> Aucune autre dimension ne compte, toutes sont fausses sauf celle-ci. Voici donc notre origine et notre fin, voici la nature de l'homme, son essence, son concept : des briques LEGO.</div>
<br />
<div>
La vision de l'homme comme énigme insaisissable est la vision ancestrale de la civilisation : c'est le point de vue qui permet de considérer qu'une vie humaine a de la valeur, et que cette valeur ne peut pas être chiffrée, qu'elle échappe à toute mesure et par suite à toute monétisation. La vision LEGO est une vision <i>barbare</i> du monde, qui convient tout à fait à la violence grandissante de nos sociétés modernes. C'est une vision qui convient aux films pornos ultraviolents et aux femmes objets. C'est une vision qui colle aux meurtres gratuits, aux armes brandies sous des prétextes dérisoires. C'est pas si grave, vous comprenez. Rien n'est grave. Le monde est aride, c'est comme des LEGO. Faut s'y faire.</div>
<br />
<div>
Quand une connaissance est emportée par une maladie ou un accident, quand un proche meurt, la position de la civilisation c'est qu'ils ne deviennent pas un tas d'organes ou de briques LEGO ; car ça signifierait que c'est aussi ce qu'ils étaient tout au long de leur vie. Quand des gens meurent, ils deviennent des êtres humains morts. Vous pensez que ça ne clarifie rien ? Mais croyez-vous sérieusement qu'il soit possible de clarifier quoi que ce soit ? Croyez-vous qu'il soit possible de cerner des mystères aussi infinis que la vie et la mort ? Croyez-vous enfin qu'il soit possible de les faire entrer dans des concepts qui en feraient le tour ? Nos proches deviennent des êtres humains morts, et nous honorons leur mémoire, au lieu de nous souvenir seulement de leur esprit en méprisant leur corps de LEGO. Car ceux que nous avons aimés, nous les avons aimés en entier, nous avons pu les prendre dans nos bras et reconnaître le son de leur voix.</div>
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<br />
C'est un choix : il ne s'agit pas de discerner une théorie vraie d'une théorie fausse, car la vérité dans ce domaine nous est inaccessible. Il ne faut pas s'imaginer que la vision utilitariste, mécaniste, matérialiste, soit plus objective que l'autre, sous prétexte qu'elle s'exprime en termes scientifiques. Elle passe tout autant à côté du sujet que la description qu'Hippocrate faisait du corps, comme synthèse d'humeurs jaune et noire. Le sujet principal est insaisissable et irréductible. Tout ce qu'il nous est possible de faire, c'est de décider comment est-ce que l'on pense juste de considérer les êtres humains.</div>
<br />
<div>
La question de la réutilisation des organes d'un mort pour aider des vivants se pose, puisque nous avons les moyens de le faire, mais c’est une question difficile et secrète, intime et métaphysique. C'est un don, avec toute la mystique du don de soi qui va avec. Hausser les épaules et résumer ça à des briques LEGO c’est le choix de la barbarie utilitariste, qui veut faire croire que c'est la position logique de l'homme éduqué, qui a bien compris comment fonctionnait le monde. Ou bien de ceux qui restent persuadés qu’un être humain est une âme qui habite dans un corps, et que quand l’âme est partie, le corps peut être librement profané, qu’on n’en a plus rien à foutre.</div>
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<br />
Je voudrais être un peu plus précis, pour bien me faire comprendre : il n'est pas question de faire totalement l'impasse sur la dimension bassement physique et matérielle de l'être humain, sur ce qui fait que, par certains côtés, il est effectivement très proche des robots. Mais il faut se souvenir qu'elle n'est pas la seule. Comme d'habitude, c'est une question de proportions : l'utilitarisme s'est déjà quasiment emparé de la totalité des esprits modernes, qui réduisent tout à lui. La société dans laquelle nous vivons est en train de devenir d’un cynisme et d'une résignation extraordinaires, et c'est en partie à cause de ça.<br />
<br />
Et on rajoute, et on ne cesse d'en rajouter.</div>
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</div>
Halvhttp://www.blogger.com/profile/14957550946784821561noreply@blogger.com2tag:blogger.com,1999:blog-3071892121275457756.post-65357405703312968382015-01-22T18:42:00.001+01:002015-01-24T23:53:49.856+01:00Se reposer sur son conceptIl me semble que beaucoup d'écrivains prétendent écrire en commençant par se poser la question <i>et si ?</i> : <span style="background-color: white; color: #545454; font-family: arial, sans-serif; font-size: x-small; line-height: 18.2000007629395px;">« </span>et si telle situation se produisait dans le monde réel ?<span style="background-color: white; color: #545454; font-family: arial, sans-serif; font-size: x-small; line-height: 18.2000007629395px;"> </span><span style="background-color: white; color: #545454; font-family: arial, sans-serif; font-size: x-small; line-height: 18.2000007629395px;">»</span> Or il est souvent facile de repérer les histoires bâties de cette façon, parce qu'elles sont dépourvues d'intrigue. On n'y fait que présenter la situation, montrer le décor, y agiter des marionnettes, mais rien n'évolue : elles débouchent rarement sur des histoires. Je crois que cela s'explique parce que <i>et si ? </i>est un point de départ, et qu'il faut une grande force pour en arracher l'imagination, qui a tendance à y rester bloquée par fascination. Même Ray Bradbury tombe dans le piège dans <i>Fahrenheit 451</i>.<br />
<br />
J'ai une certaine admiration pour Bradbury, mais c'est une admiration mesurée et critique (au contraire de l'idôlatrie déraisonnable que j'éprouve envers Stephen King, et qui me pousse à lui pardonner de honteux ratages tels qu'<i>Insomnies</i>, <i>Dreamcatcher</i>, ou le dernier tome de <i>La Tour Sombre</i>). <i>Fahrenheit 451</i>, on peut se permettre de le répéter, est un roman jubilatoire, étourdissant d'intelligence. Mais Montag est un personnage-prétexte, et sa traque par les pompiers est traitée par dessus la jambe. Ce qui compte pour Bradbury, c'est de détailler le fonctionnement de son univers dystopique, de décrire le décor, et par là de faire écho à la société contemporaine. Finalement, et comme à son habitude, Bradbury n'avait que son concept en tête. Il s'en est servi pour écrire quelques pages éblouissantes, mais à côté de ça, l'intrigue est d'une étonnante pauvreté. Il n'a pas su, ou n'a pas trouvé nécessaire de transformer son concept en histoire ; il a seulement ajouté quelques éléments d'intrigue à son concept, pour pouvoir lui donner l'apparence d'un roman.<br />
<br />
<a name='more'></a><br /><br />
Ce qui reste en mémoire, quand on a refermé <i>Fahrenheit 451</i>, ce n'est pas ce qui est arrivé à Montag, ce ne sont pas les péripéties, quasiment inexistantes, ce n'est donc pas l'histoire : c'est ce que Bradbury dit de la culture, de la société et des tentations totalitaires. A quoi on peut ajouter une ambiance particulière, puisque Bradbury possédait cette science. D'un autre côté, ce qui reste en mémoire quand on a refermé <i>Ca</i> de King, c'est à la fois les aventures des sept gamins de Derry et la parabole sur le passage à l'âge adulte. Car King n'a pas sacrifié son intrigue au profit de ce qu'il avait à dire sur l'enfance. Les deux sont indémêlables.<br />
<br />
Beaucoup de nouvelles de Bradbury ont ce même problème. Je devrais même écrire <span style="background-color: white; color: #545454; font-family: arial, sans-serif; font-size: x-small; line-height: 18.2000007629395px;">« </span>beaucoup de nouvelles en général<span style="background-color: white; color: #545454; font-family: arial, sans-serif; font-size: x-small; line-height: 18.2000007629395px;"> » </span>: ce sont des blagues, des amusettes, des traits d'esprit, mais pas des histoires. D'un autre côté, c'est exactement ce à quoi échappent, par exemple, les nouvelles de Richard Matheson, qui sont de pures histoires avant d'être des visions du monde. Dino Buzzati, que je révère comme l'un de mes maîtres, tombe dans le piège. Clive Barker, que je trouve sans intérêt, l'évite. A l'inverse, Lovecraft écrivait des histoires et se foutait du sous-texte : je le trouve génial.<br />
<br />
A la fin, que signifie donc se reposer sur son concept ? Très exactement ceci : "Je n'ai pas besoin de réfléchir à une bonne intrigue, car ce n'est pas le sujet". Sous-entendu : mon sujet, mon thème ou mon concept se suffit à lui-même. Sa noblesse ou son intelligence sont tellement fortes que l'intrigue n'y apporte rien, et qu'on ne perd rien à la bâcler.<br />
<br />
Or, si l'on ne peut pas tirer de conclusions sur l'efficacité d'une oeuvre de fiction par rapport à son statut d'histoire ou de concept romancé, je fais désormais mien ce principe : le mieux c'est quand même de concilier les deux. Car je sais quelles sont les oeuvres qui m'ont marqué comme des coups de fouet, et ont laissé sur mon imagination des cicatrices indélébiles.<br />
<br />
Je sais pourquoi <i>Ca</i> et <i>Coeurs perdus en Atlantide</i> de Stephen King atteignent les sommets dans mon panthéon personnel ; je sais pourquoi s'y trouve également le film <i>Morse</i>, de Thomas Alfredson. Et dans une moindre mesure (mais ce sera un bon exemple pour conclure), je sais ce qui m'avait impressionné il y a quelques années, devant le film <i>District 9</i> de Neill Blomkamp.<br />
<br />
<i>District 9</i> part également d'une situation intrigante, d'un concept qui aurait pu lui coûter cher : et si... on considérait les extraterrestres comme on considérait les Noirs pendant la ségrégation en Afrique du sud ? L'angle n'ayant jamais abordé au cinéma, les scénaristes auraient pu s'y reposer, et broder une intrigue linéaire sur ce canevas, partant du principe qu'il s'agissait de la valeur principale du film. L'histoire n'aurait servi qu'à présenter l'univers, à dire en quelque sorte : regardez comme nous avons été finauds. Peut-être que cela aurait été bon. Peut-être qu'on aurait trouvé le film intelligent (quoique le risque de produire un pensum pénible et prétentieux aurait été élevé).<br />
<br />
Mais Blomkamp ne s'est pas reposé sur son concept ; il l'a déployé en une véritable histoire. C'est à dire qu'à un moment on a complètement oublié l'intelligence du concept, et seuls comptent les personnages et ce qui leur arrive. Peu importe l'intelligence de la situation de base, à présent c'est l'intrigue qui emporte le spectateur. Non seulement les personnages ne sont plus de simples faire-valoir pour montrer comme le concept est futé, mais en plus l'histoire n'est pas stéréotypée, et ne saute pas de passage obligé en passage obligé jusqu'à un final prévisible. C'est l'histoire qui fait que District 9 est un film enthousiasmant ; à quoi on peut en plus ajouter l'intelligence du concept de base.<br />
Voilà ce qu'il me faut viser, et qui m'est difficile car j'ai moi aussi tendance à vouloir écrire des métaphores dans lesquelles évoluent des personnages-fonctions. Il faut s'obliger à être très exigeant sur l'intrigue : c'est à dire que constamment, il faut se demander si l'intrigue n'est pas qu'un prétexte, et si l'histoire conserverait son pouvoir magnétique en retirant la métaphore sociale ou philosophique.<br />
<br />
Car ce sont les auteurs ayant emprunté cette voie qui ont réussi à faire briller devant mes yeux les plus purs éclats de magie.Halvhttp://www.blogger.com/profile/14957550946784821561noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-3071892121275457756.post-74288292687626710822015-01-14T12:30:00.000+01:002015-01-14T13:49:36.774+01:00A propos de culture - 1ère partieSi l'on utilise en français le mot <span style="font-size: 15px; white-space: pre-wrap;">« </span>culture <span style="background-color: white; color: #545454; font-family: Arial; font-size: 15px; white-space: pre-wrap;">»</span> pour désigner d'une part la richesse des connaissances assimilées par un individu, mais d'autre part aussi l'ensemble des tâches visant à fertiliser la terre, ce n'est certainement pas un hasard. Ce mot de <span style="font-size: 15px; white-space: pre-wrap;">« </span>culture <span style="background-color: white; color: #545454; font-family: Arial; font-size: 15px; white-space: pre-wrap;">»</span>, que notre époque brandit à tout-va sans jamais le définir, doit avoir un rapport intime avec le travail de la terre et la fertilisation des sols. C'est un terme qui porte avec lui une sorte de gravité mystique attachée à l'une des plus vieilles activités humaines ; il contient les labours, les herses, le travail opiniâtre des chevaux, les sillons et la terre retournée qui fume ; il contient les semences, l'eau et le soleil, les saisons et la longueur du temps. Pour cela déjà, on ne devrait pas se le jeter négligemment à la tête dans les débats télé, comme si c'était une chose légère, avec laquelle il est facile de jongler.<br />
<br />
Mais puisqu'il parait que la culture est très importante, puisqu'on nous en parle sans arrêt comme d'une priorité sociale, il faudrait peut-être aussi se demander de quoi il s'agit vraiment ; et surtout ce qui la rend si importante, à notre époque peut-être plus qu'à toute autre dans le passé.<br />
<br />
Une collection de titres de livres, de chansons, de dates, de lieux et d'anecdotes, voilà ce qu'elle semble souvent désigner. Une phrase d'introduction piquée dans une encyclopédie, pour ne pas être pris au dépourvu devant un terme nouveau, voilà qui fait également l'affaire. C'est à dire, comme l'écrivait Ray Bradbury dans son merveilleux <i>Fahrenheit 451</i> : des faits qui "ne changent pas", des "données incombustibles". Ou bien, dit autrement : des récitations. Ou encore, pour en finir : des bits informatiques. N'est-ce pas ? Puisque nous sommes des machines.<br />
<br />
<blockquote class="tr_bq">
<span style="background-color: white; font-family: Arial, Helvetica, sans-serif; font-size: 14px; line-height: 18px;">Bourrez les gens de données incombustibles, gorgez-les de "faits", qu'ils se sentent gavés, mais absolument "brillants" côté informations. Ils auront l'impression de penser, ils auront le sentiment du mouvement tout en faisant du sur place. Et ils seront heureux parce que de tels faits ne changent pas.<br />
<b> Ray Bradbury - Fahrenheit 451</b></span></blockquote>
<br />
Je suis épouvanté par l'image que la modernité voudrait donner de l'être humain : une machine sophistiquée, qui clignote quand elle donne les bonnes réponses. Mais une machine, si compliquée et clignotante qu'elle soit, n'est jamais qu'un objet mort : une pierre capable de computation. Cette conception mécaniste et macabre nous est si bien rentrée dans le crâne que nous ne savons plus que faire avec ce terme de <span style="font-size: 15px; white-space: pre-wrap;">« </span>culture <span style="background-color: white; color: #545454; font-family: Arial; font-size: 15px; white-space: pre-wrap;">»</span> <span style="background-color: white; color: #545454; font-family: arial, sans-serif; font-size: x-small; line-height: 18.2000007629395px;">–</span> ce qui nous conduit à le renvoyer à ces collections de <i>données incombustibles</i>. Car à la fin, c'est bien vrai : si l'être humain est un ordinateur, alors on peut concevoir qu'il en existe différentes configurations, comme à Auchan. Certains ont un disque dur bien fourni en informations (dans le jargon, on les appelle <i>cultivés</i>) et d'autres non.<br />
<br />
Sauf que ce n'est pas ça.<br />
<a name='more'></a><br />
Qu'est-ce qui fait de moi un être indépendant et autonome ? Certainement pas la collection d'oeuvres littéraires que je suis capable de citer et de prétendre avoir lues ; mais plutôt ce que certaines de ces oeuvres ont fait de moi. Je tiens ici la différence entre une collection de faits et une culture.<br />
<br />
Une collection de faits est un jeu, auquel n'importe quel smartphone bat le plus vaste cerveau humain. La culture, une fois le terme débarrassé des foutaises qui l'alourdissent, c'est la vision que je me fais du monde ; vision dont je suis capable de parler, et dont je me sers pour choisir les chemins où je vais m'engager.<br />
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Pour le dire d'une autre façon, et en revenir au lien intime avec le travail de la terre, la <span style="font-size: 15px; white-space: pre-wrap;">« </span>culture <span style="background-color: white; color: #545454; font-family: Arial; font-size: 15px; white-space: pre-wrap;">»</span> c'est ce qui permettra à une <i>plante</i> de mon caractère (c'est à dire une plante qui n'a pas choisi de naître cactus, arbre ou fleur), arrosée et nourrie d'un certain terreau, de tenir droite toute seule quand elle aura atteint une taille permettant qu'on lui retire ses tuteurs.<br />
<br />
Sera-t-elle sèche et malade, ses tiges se casseront-elles sous la brise ? Aura-t-elle retenu trop d'eau et s'écroulera-t-elle sous son propre poids ? Ou bien à l'inverse, pourra-t-elle continuer à croître dans la direction donnée par ses tuteurs, <i>mais désormais libre</i>, donnant à ses branches des courbes particulières pour s'arranger de la pesanteur, déployant ses larges feuilles et ses dures épines au soleil ?<br />
<br />
Pour rendre cela encore plus clair, il faut s'arrêter un moment sur ce problème immense, que nous ne repérons habituellement que de façon confuse, mais auquel les sociétés occidentales modernes sont confrontées depuis un siècle sans parvenir à le surmonter : nous n'avons plus rien pour nous cacher l'absurdité du monde.<br />
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<h1>
Retirer les tuteurs : le problème de la modernité</h1>
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Ce que je me plais à nommer <i>tuteurs</i>,<i> </i>ce sont les règles que l'on enseigne dans les familles et à l'école. Les tuteurs sont l'ensemble des structures, inventées au long de l'histoire de l'humanité, qui forcent le monde absurde à devenir logique.<br />
<br />
Pour prendre un exemple de ce qu'est l'absurdité :<br />
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On se rend facilement compte que le monde n'est pas français. En lui-même, le monde n'a aucun rapport avec la structure grammaticale de la langue française. Nul besoin de démonstration pour comprendre que les deux ne coïncident pas ; pourtant, dans une certaine mesure, on peut quand même décrire le monde en se servant du français. Et l'on enseigne cette langue aux enfants afin de leur offrir un moyen de le faire. Ce moyen n'est ni parfait ni très précis : il contient des bizarreries qui agacent la logique, il est partial, et certaines nuances lui échappent.<br />
<br />
La langue inuit dispose d'une trentaine de mots pour dire ce que nous ne savons désigner que par : <i>neige</i>. Les cavaliers mongols, parait-il, ne connaissent pas le mot <i>cheval</i> ; ils utilisent eux aussi plusieurs dizaines de termes pour le dire(*). Le français fonctionne sur un autre mode : c'est une langue qui <i>module</i> en utilisant des adjectifs qualificatifs. Mais au final, de façon pure et objective, qu'est-ce qu'un cheval ? La structure du langage a contaminé nos esprits français et nous pousse à répondre : "c'est une substance, dont les attributs peuvent varier". Un cheval nerveux, un cheval robuste, etc. Les mongols verraient sans doute les choses sous un autre angle, et répondraient peut-être que la question n'a aucun sens, car <i>cheval</i> est une abstraction qui n'existe pas. Il y a des chevaux-nerveux, des chevaux-robustes, et un cheval-nerveux n'est pas la même chose qu'un cheval-robuste. On ne peut pas extraire le concept de cheval et lui ajouter des qualificatifs, car un cheval pur n'existe pas.<br />
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<blockquote class="tr_bq">
Entre parenthèses, dans la <i>Critique de la raison pure</i>, Emmanuel Kant demande ses lecteurs d'imaginer un triangle pur. Qu'est-ce qu'un triangle pur ? Quand on imagine un triangle, il a forcément un attribut : il est rectangle ou quelconque, et même s'il est quelconque, ce triangle que l'on vient d'imaginer possède une forme définie, il ne s'agit jamais du triangle universel. Le triangle pur, universel, la substance <i>triangle</i> n'est pas un triangle ; c'est une règle, une information : un polygone à trois côtés.</blockquote>
<br />
Ce qu'il faut comprendre, c'est que la langue mongole n'est pas plus précise que le français pour décrire le monde (ou même pour décrire seulement les chevaux) : elle est un point de vue différent sur la réalité. La vérité, la voici : puisque c'est la structure de la langue qui conditionne notre vision du monde, et que la structure de la langue est relative, <i>jamais personne n'a su ce qu'était un cheval, ni même si la question avait le moindre sens</i>. Il y a bien des gens pour croire le contraire, mais le langage qu'ils ont utilisé pour fournir leur définition est lui-même partial et orienté ; relatif.<br />
<br />
Le français est un <i>point de vue</i> sur le monde, de la même façon que, lorsqu'on dessine un visage de profil, on le fait depuis un certain point de vue, tout en sachant qu'il en existe d'autres. En observant un visage de profil, on en révèle un aspect, mais alors on ne le voit plus de face. Et quand bien même on verrait les deux points de vue en même temps grâce à des miroirs, on ne verrait ni les muscles sous la peau, ni la structure des yeux (d'où le cubisme en peinture, qui cherchait à effectuer une synthèse de l'objet, en multipliant les points de vue).<br />
<br />
Le monde n'est pas français, mais pourtant on enseigne le français aux enfants. A l'intérieur des pays francophones, nous tombons d'accord pour envisager le monde de la même façon. Nous ne demandons pas leur avis aux enfants : nous leur imposons le français, c'est à dire que nous leur imposons de croire que, de façon métaphorique, <i>le monde est français</i>. Ce qui est faux, mais les enfants ne se posent jamais la question. Grâce à cet accord, nous pouvons échanger et nous comprendre, et donc s'entraider, coopérer, développer certaines idées. Ainsi nait ce que l'on peut voir comme un <i>esprit français</i>. C'est à dire une tournure d'esprit qui envisage l'absurdité du monde sous une forme et un angle particuliers, qui ne sont pas tout à fait les mêmes que ceux des allemands ou des japonais.<br />
<br />
Et le problème terrifiant apparaît déjà : derrière ce que nous croyons connaître intimement se trouve un gouffre infini et incompréhensible. Personne ne sait ce qu'est un cheval, mais personne n'a la moindre idée de ce qu'est même la plus intime et la plus familière des choses. Nous n'y pensons pas, comme les enfants ne pensent pas à contester l'angle français sous lequel aborder le monde. Nous n'y pensons pas, ce qui nous simplifie la tâche et nous permet de vivre.<br />
<br />
Tout aussi troublant, ce problème qui a tourmenté les hommes depuis la naissance de la réflexion consciente : nous nous fions à des critères de morale et de justice que le monde ne cesse de contredire, et auxquels il ne se conforme jamais. Etre bon et avoir pitié ne garantit pas que nous serons heureux, ni même seulement épargnés par le sort. Des enfants innocents souffrent chaque seconde tandis que des ordures prospèrent ; des actes de sacrifice extraordinaires ne sont jamais reconnus alors que des maladresses auxquelles nous ne ne prêtons pas attention ont des conséquences dramatiques.<br />
<br />
Non seulement le monde ne peut pas être connu en profondeur, mais en plus il ne répond à aucune de nos attentes. Alors que nous nous languissons de trouver un sens, une façon de mener convenablement nos vies, le monde reste indifférent. Comme s'il nous disait : "débrouille-toi". Nous nous ne trouvons pas face à un mur, qu'on pourrait imaginer escalader, mais devant un gouffre sans fond.<br />
<br />
C'est en ce sens que le monde est absurde : il ne cesse de nous échapper.<br />
<br />
Dans cette perspective, les tuteurs de ma métaphore sont les structures que l'on enseigne aux enfants pour forcer le monde à devenir logique. Leur épargner la vision du gouffre. Les tuteurs sont la langue maternelle, les coutumes et les traditions, la religion, les leçons de morale, la politesse, les bonnes manières, c'est à dire un ensemble de pratiques qui semblent arbitraires, et qui nous sont imposées par la société dans les premiers âges : ce que, dans une société équilibrée, on nomme <i>culture dominante</i>.<br />
<br />
La culture dominante, avec tout ce qu'elle contient d'injustice et de partialité (puisque nous ne la choisissons pas) a le mérite d'offrir un socle, à un âge où notre expérience du monde est trop faible pour décider tout seul. La culture dominante est un ensemble de pratiques <i>qui fonctionnent</i> pour créer une société ; des pratiques qui ont fait leurs preuves dans le passé pour dégager un espace où du sens apparaît, et où les humains peuvent vivre. C'est à travers cette culture dominante que l'on se forge une idée de ce qu'est le Bien, et de comment l'on doit gérer ses relations avec les autres. C'est la culture dominante qui prescrit ce que l'on doit faire à toutes les étapes de sa vie, comment on doit prendre soin des vivants et honorer les morts. En intégrant les préceptes imposés par la culture dominante, c'est à dire en les faisant passer dans l'inconscient (comme font les enfants avec leur langue maternelle), on s'offre la possibilité de ne s'occuper que d'une seule chose : grandir et prendre des forces.<br />
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Mais bientôt se pose un problème sérieux...<br />
<br />
<hr />
<br />
(*) : Pour la langue mongole, je dois avouer céder à la facilité pour les besoins de ma démonstration, et ne fonder cette affirmation que sur une rumeur qu'il faudrait vérifier. Concernant la neige chez les Inuits, en revanche, l'affirmation est fondée : il existe bien une trentaine de termes étymologiquement distincts pour désigner la neige-qui-tombe, la neige-au-sol, la neige-qui-est-gelée-en-surface, etc. Pour qui s'y intéresse, on trouve un exposé critique assez complet à cette adresse :<br />
<a href="http://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/m/article/inuit-words-for-snow-and-ice/" target="_blank">http://www.<wbr></wbr>thecanadianencyclopedia.ca/fr/<wbr></wbr>m/article/inuit-words-for-<wbr></wbr>snow-and-ice/</a>Halvhttp://www.blogger.com/profile/14957550946784821561noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-3071892121275457756.post-59144247680747033032015-01-12T18:25:00.002+01:002015-01-12T18:29:30.506+01:00Charlie<div>
Je crois qu'on se trompe, sur Charlie Hebdo : les dessins des gars de Charlie Hebdo n'étaient ni tendres ni très subtils. Mais ils fouettaient le sang, et j'aimais ça. Et j'aimais ces types.</div>
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Leurs dessins me tapaient souvent sur les nerfs, mais paradoxalement j'adorais leur ton de bouffeurs de curés, leurs gauloiseries qui me rappelaient aussi la bande à Gotlib, les chieurs de Fluide glacial et de l'Echo des savanes, tout ce petit monde de grands gamins qui parlaient de cul avec vulgarité et décontraction, et se foutaient d'à peu près tout ce que la société trouvait sacré. Je me souviens de ma gêne en découvrant ces journaux quand j'étais étudiant : je trouvais ça marrant, mais marrant comme des conneries qu'on se raconte entre potes à la cafétéria de la fac, et qui font rire grassement ; et en même temps, ce doigt d'honneur permanent envers absolument tout m'agaçait. Quand j'y pense, aujourd'hui, je trouve ça très représentatif d'un certain esprit français, foutraque et irresponsable.<br />
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Luz l'a redit récemment aux Inrocks : on fait d'eux aujourd'hui des symboles qu'ils n'ont jamais été. C'étaient juste des mecs qui dessinaient des petits crobards dans leur coin, et qui voulaient continuer à faire leurs trucs même sous les menaces.<br />
<br />
Ils revendiquaient une légèreté de ton qui n'existe quasiment plus, à une époque où des universitaires écrivent des thèses pour expliquer qu'on ne doit plus rire des minorités car le rire est porteur d'oppression sociale, et où, de façon très américaine, chaque saillie humoristique est analysée par des sociologues, des associations féministes ou anti-racistes, afin de porter plainte au cas où elle contribuerait à <i>renforcer un système de domination patriarcal hétérosexuel blanc</i>, etc. Le ton méchant, gratuit, féroce et irresponsable de Charlie Hebdo était une spécificité française, et cette spécificité est en train de mourir. Elle est même sans doute déjà morte, puisque les leaders ont été poussés vers la sortie ou ont pris de l'âge.<br />
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<br />
Pour moi, bien sûr, l'exécution de mercredi dernier était une attaque contre la liberté de penser, la liberté d'expression et la liberté de la presse. Mais pas seulement. D'ailleurs, en réalité, je pense que beaucoup de gens ne souhaitent aucunement la liberté d'expression. Je pense que si on interrogeait vraiment les gens qui ont manifesté, si on leur demandait s'il est acceptable de se moquer ouvertement des musulmans, pas seulement des intégristes mais bien des musulmans, ou de Mahomet, exactement comme Charlie se foutait <i>en permanence</i> de la gueule des catholiques, et pas du tout des "catholiques intégristes" comme on le prétend, pour beaucoup la réponse serait non. Non, on ne doit pas se moquer des croyances des gens.<br />
<br />
Alors ce que je ressens, et je pense que beaucoup de gens l'ont ressenti aussi (peut-être pas consciemment), c'est que l'époque où j'ai grandi, l'époque des coups de gueule de Cavanna, des conneries grasses et sous la ceinture de Gotlib, Choron et Wolinski (Wolinski franchement, qu'on ne me dise pas que Wolinski faisait de l'humour subtil, c'était au niveau des dessins de cul sur des murs de toilettes publiques) est révolue. On est entré dans une période affreusement sérieuse, où les gens ne supportent pas qu'on touche à leur petite sensibilité en sucre.</div>
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<br />
Au-delà de la liberté d'expression, je me demande si les gens ne se sont pas rendu compte que, de façon finalement peu universelle, on s'en était pris à la France, directement à la France, à quelque chose de spécifiquement français. C'est peut-être en partie pour ça que j'ai entendu beaucoup de "vive la France" dans la marche de dimanche. <br />
<br />
Vive la France, oui. Mais malheureusement, au moins pour la joie que nous éprouvions autrefois à nous marrer de nos propres croyances, et nous marrer sans subtilité, comme des cons de bachots, c'est déjà trop tard.</div>
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Halvhttp://www.blogger.com/profile/14957550946784821561noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-3071892121275457756.post-62483963406690233622014-12-02T12:30:00.000+01:002015-01-24T23:56:58.172+01:00L'art n'est pas le contraire de la barbarieJ'ai lu récemment que la meilleure interprétation de la neuvième symphonie de Beethoven jamais enregistrée était celle de Wilhelm Furtwängler, en 1942 avec le Philharmonique de Berlin. J'avais déjà entendu parler de cette version, et dans les mêmes termes admiratifs : tension permamente, ouverture des portes de l'enfer dans le deuxième mouvement, folie démoniaque du timbalier, fleuve grandiose de mélancolie dans le troisième mouvement, exultation du choeur et cataclysme de la dernière partie.<br />
<br />
Je le crois volontiers. Furtwängler est réputé pour être l'un, ou peut-être le plus grand chef d'orchestre du XXème siècle (<i>sa seule présence dans la pièce changeait la texture de la musique</i>, racontait je ne sais plus quel violoniste), et le Philharmonique de Berlin était alors au sommet de sa gloire.<br />
<br />
Seulement, il n'y a pas besoin de réfléchir longtemps pour situer le contexte à Berlin, en 1942. L'Allemagne nazie et le troisième Reich étaient aussi au sommet de leur gloire. Et pendant que Furtwängler y faisait briller l'immortelle musique de Beethoven, à Auschwitz on tentait de faire disparaître les Juifs de la surface de la terre.<br />
<br />
<a name='more'></a><br /><br />
Après la guerre, Furtwängler a subi un procès en dénazification, et n'a cessé de dire qu'il était resté à son poste à Berlin pour sauver l'honneur de la musique allemande. Comme Richard Strauss, qui prétendait n'avoir jamais vraiment compris ce qui se passait, je le crois plus ou moins sincère (je crois surtout que, comme tous les génies, il se désintéressait commodément de ce qui ne concernait pas son art), et mes sentiments envers lui sont partagés mais relativement bienveillants.<br />
<br />
Quoi qu'il en soit, il reste cet enregistrement. Et mieux : si l'on cherche « <i>Beethoven ninth Furtwängler 1942</i><i> </i>» sur YouTube, on trouve une captation vidéo du concert. La meilleure interprétation jamais donnée de l'une des oeuvres les plus magnifiques, les plus porteuses d'espoir et de joie jamais composées.<br />
<br />
La qualité audio est très mauvaise mais la scène est saisissante. Wilhelm Furtwängler possédé, gesticulant comme un pantin désarticulé devant le Berliner Philharmoniker, encadré par deux immenses drapeaux nazis. Et dans la salle, écoutant avec attention, des dignitaires en uniforme SS, et Joseph Goebbels lui-même, au premier rang. Goebbels très ému après le final, qui se lève et va serrer la main du chef.<br />
<br />
<i>Freude, schöner Götterfunken<br />
Tochter aus Elysium,<br />
Wir betreten feuertrunken,<br />
Himmlische, dein Heiligtum!<br />
<br />
Seid umschlungen, Millionen!<br />
<br />
Joie, belle étincelle divine,<br />
Fille de l'Elysée,<br />
Nous pénétrons enivrés<br />
Dans ton royaume céleste !<br />
<br />
Soyez embrassés, êtres par millions !</i><br />
<br />
Oui, soyez embrassés, n'est-ce pas ? Pendant qu'à Auschwitz, des trains arrivaient pleins d'hommes, de femmes et d'enfants, et repartaient vides.<br />
<br />
Ces quelques minutes sont une expérience hautement déstabilisante. Tout cela devrait faire réfléchir, comme devrait faire réfléchir l'utilisation que les nazis faisaient de la musique dans les camps, pour briser la volonté des prisonniers.<br />
<br />
Dans « La haine de la musique », Pascal Quignard écrivait ceci :<br />
<blockquote class="tr_bq">
<i>« Je m’étonne que les hommes s’étonnent que ceux d’entre eux qui aiment la musique la plus raffinée et la plus complexe, qui sont capables de pleurer en l’écoutant, soient capables dans le même temps de la férocité. L’art n’est pas le contraire de la barbarie… »</i></blockquote>
<br />
Stupide et naïf comme je le suis, je voudrais ne pas être d'accord avec ça.<br />
<br />
<br />
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<iframe allowfullscreen='allowfullscreen' webkitallowfullscreen='webkitallowfullscreen' mozallowfullscreen='mozallowfullscreen' width='800' height='478' src='https://www.youtube.com/embed/2itdv1aEpG4?feature=player_embedded' frameborder='0'></iframe></div>
<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
</div>
<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<i>Le titre de l'extrait donne apparemment une fausse date (le jour ne correspond pas) et prétend que le concert était donné pour l'anniversaire de Hitler (qui n'est pas dans la salle). Il faudrait vérifier mais je pense que c'est faux également.</i></div>
Halvhttp://www.blogger.com/profile/14957550946784821561noreply@blogger.com1tag:blogger.com,1999:blog-3071892121275457756.post-56290874400624795052014-11-03T11:49:00.000+01:002014-11-03T14:19:16.445+01:00Ray BradburyNotre société ne sait tellement plus ce que signifie la <span style="background-color: white; color: #545454; font-family: arial, sans-serif; font-size: x-small; line-height: 18.2000007629395px;">« </span>culture <span style="background-color: white; color: #545454; font-family: arial, sans-serif; font-size: x-small; line-height: 18.2000007629395px;">»</span>, nous en avons une conception si étroite et infantile, si <i>Trivial Poursuit</i>, nous avons si dramatiquement perdu de vue le sens de l'expression <span style="background-color: white; color: #545454; font-family: arial, sans-serif; font-size: x-small; line-height: 18.2000007629395px;">« </span>être cultivé <span style="background-color: white; color: #545454; font-family: arial, sans-serif; font-size: x-small; line-height: 18.2000007629395px;">»</span> (nous confondons cela avec une sorte de savoir de perroquet, ou de capacité à bachoter), mais nous aimons en revanche tellement en parler, qu'on devrait recommander à chaque personnalité publique de relire ces deux petits paragraphes du <i>Fahrenheit 451 </i>de Bradbury, chaque fois qu'il lui prend l'envie d'exposer ses courtes vues sur la question. Peut-être entendrait-on un peu moins de foutaises et d'auto-glorification.<br />
<br />
<br />
<blockquote class="tr_bq">
<span style="background-color: white; font-family: Arial, Helvetica, sans-serif; font-size: 14px; line-height: 18px;">La paix, Montag. Proposez des concours ou l'on gagne en se souvenant des paroles de quelque chanson populaire, du nom de la capitale de tel ou tel Etat ou de la quantité de maïs récolté dans l'Iowa l'année précédente. Bourrez les gens de données incombustibles, gorgez-les de "faits", qu'ils se sentent gavés, mais absolument "brillants" côté informations. Ils auront l'impression de penser, ils auront le sentiment du mouvement tout en faisant du sur place. Et ils seront heureux parce que de tels faits ne changent pas. Ne les engagez pas sur des terrains glissants comme la philosophie ou la sociologie pour relier les choses entre elles. C'est la porte ouverte à la mélancolie.</span></blockquote>
<br />
<blockquote class="tr_bq">
<span style="background-color: white; font-family: Arial, Helvetica, sans-serif; font-size: 14px; line-height: 18px;">– Des fois je les écoute en douce dans le métro. Ou aux distributeurs de rafraîchissements. Et vous savez quoi ?<br />
– Quoi ?<br />
– Les gens ne parlent de rien.<br />
– Allons donc, il faut bien qu'ils parlent de quelque chose !<br />
– Non, non, de rien. Ils citent toute une ribambelle de voitures, de vêtements ou de piscines et disent: "Super !" Mais ils disent tous la même chose et personne n'est jamais d'un avis différent.</span></blockquote>
Halvhttp://www.blogger.com/profile/14957550946784821561noreply@blogger.com2tag:blogger.com,1999:blog-3071892121275457756.post-37627107574536831122014-10-31T18:29:00.001+01:002016-03-31T12:31:31.349+02:00Liszt, Mozart, et quelques idées sur l'artEn 2011, mon père m'avait invité au concert de clôture de l'année Liszt. On y jouait <i>Christus</i>, un oratorio monumental de trois heures. Je peux bien le dire : j'ai eu peur de m'ennuyer. Malgré une certaine habitude de la musique classique, je redoute les longues pièces que je ne connais pas. Si elles sont difficiles, mon attention décroche, et j'ai l'impression de ne pas profiter de ce qui se passe. Mais comme je disposais de plusieurs semaines pour me préparer, j'ai décidé d'écouter un enregistrement de l'oeuvre chaque jour, au moins pour repérer des thèmes.<br />
<br />
La première écoute a été épouvantable. Je n'ai rien compris. Tout me semblait d'une lourdeur incroyable, ça se traînait, les choeurs paraissaient entrer sans logique, certains mouvements duraient une demi-heure et j'étais incapable de savoir où je me trouvais. Je tentais de me repérer dans une forêt gigantesque et de chercher sinon une clairière, au moins un sentier. C'était assommant. Je n'ai même pas pu écouter jusqu'au bout.<br />
<br />
L'écoute du lendemain ne m'a pas fait meilleure impression, mais comme j'étais maintenant certain de m'ennuyer pendant trois heures au concert, je n'ai pas voulu renoncer. Jean-Yves Clément, le commissaire général de l'année Liszt, avait rédigé un commentaire du <i>Christus</i> sur Internet, et prétendait que le mouvement de l'<i>Entrée dans Jérusalem</i> explosait de joie et de jubilation. Pour me motiver, et approcher l'oeuvre avec quelque chose de facile, j'ai donc écouté l'<i>Entrée dans Jérusalem</i>. Je n'ai entendu ni joie ni jubilation. C'était interminable. Parfois j'avais l'impression qu'il allait se passer quelque chose, et puis finalement non, et il fallait subir de longs traits de musique immobile, même pas très belle. Je me suis dit que Jean-Yves Clément en rajoutait des tonnes.<br />
<a name='more'></a><br />
Et ainsi de suite. Il m'a fallu peut-être huit ou dix tentatives avant le déclic. Avant cette huitième ou dixième écoute, je commençais à retenir des thèmes, à me repérer dans la structure d'ensemble, et ça devenait beaucoup plus écoutable. Le <i>Stabat Mater preciosa</i> m'est rapidement apparu très beau, très délicat, assez proche de Berlioz. Petit à petit ça me devenait familier, mais ça restait de la musique, et pas la meilleure que j'aie jamais entendue.<br />
<br />
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<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjJb9zyUyVZnR6RkYJSx-QSnKkUSbZswiw4LZsPbocz7iJa6Hu8JmBWKekm4Qo_VDz-bMnhz25_yrGRQLSlnLFLtpDUABQFrOpfdhSIlxgKgjHtnu3K6OyGipmzW29lxkKHJepVWVdoX8Nv/s1600/liszt.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjJb9zyUyVZnR6RkYJSx-QSnKkUSbZswiw4LZsPbocz7iJa6Hu8JmBWKekm4Qo_VDz-bMnhz25_yrGRQLSlnLFLtpDUABQFrOpfdhSIlxgKgjHtnu3K6OyGipmzW29lxkKHJepVWVdoX8Nv/s1600/liszt.jpg" /></a></div>
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Et finalement : que se passe-t-il dans ces moments-là ? Qu'est-ce qui fait qu'à la neuvième écoute vous trouvez ça chouette, et même peut-être beau, et qu'à la dixième vous vous traîneriez à genoux d'adoration ? A un instant c'est beau ; l'instant d'après il n'est plus possible d'en parler. Une amie, élevée dans un environnement en contact régulier avec des hispanophones, m'avait raconté comment, à l'âge de dix ans, son cerveau était brusquement passé à l'espagnol. Jusque là, elle pensait en français, s'exprimait en français, et n'avait fait que se repérer dans les conversations espagnoles. Et puis un jour, le déclic s'était fait, comme une révélation. La langue lui était venue d'un coup, la façon de parler, de penser, de tourner les phrases. J'aime penser que la même chose se produit avec la musique et avec l'art : à force de les fréquenter, on ne se contente plus de voir, on finit par <i>comprendre</i>.<br />
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Le concert a été grandiose. Aujourd'hui, je ne sais plus comment j'ai pu trouver un jour que <i>Christus</i> était lent et pénible. Evidemment, bien évidemment que l'<i>Entrée dans Jérusalem</i> exultait de joie, mais pas seulement. Tout comme cette soirée où j'avais assisté au <i>Lac des cygnes</i> de Tchaikovsky sur une scène trop petite, blasé dans les premiers instants parce que Sigfried empêtrait son épée dans les rideaux, avant de prendre finalement la plus violente et la plus merveilleuse claque artistique de ma vie, il m'est impossible de trouver des mots pour en parler. A certains moments, il me semblait seulement que c'était trop et qu'il fallait que ça s'arrête. <i>Trop,</i> dans l'absolu, trop fulgurant, trop merveilleux pour être soutenable.<br />
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Il y a une différence entre la beauté, même la grande beauté, et cet état d'émerveillement métaphysique. C'est une différence subtile, mais en même temps gigantesque. J'ai écouté de la musique classique pendant trente ans sans m'en rendre compte : c'était seulement beau. Je n'ai brisé ce mur de la beauté et compris qu'il y avait quelque chose derrière que grâce à Jean-Philippe Sarcos, le chef d'orchestre d'un ensemble symphonique appelé Académie de musique de Paris, dans lequel je suis choriste.<br />
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Il y a quatre ou cinq ans, nous étions en train de travailler la <i>Grande Messe en ut mineur</i> de Mozart, et Jean-Philippe s'évertuait à nous demander de l'émotion dans le texte, c'est à dire qu'il tentait de nous faire chanter de la musique et pas mettre bêtement des paroles sur des notes. <i>Kyrie eleison</i>, s'emportait-il, <i>ça signifie</i><i> Seigneur, prends pitié.</i> <i>C'est une supplication. Alors suppliez ! Je veux vous entendre supplier ! Ne me dites pas Kyrie eleison comme vous diriez qu'il fait beau aujourd'hui. Que vous soyez croyant ou non, ça n'a aucune importance : à ce moment-là, de toute votre âme, vous devez supplier.</i><br />
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Et bien, que dire ? J'ai supplié. Vous croyez que c'est facile de supplier ? Vous croyez que c'est un jeu, et qu'il suffit de plisser un peu les yeux, de mettre un peu de tremblement dans la voix ? Moi aussi, je croyais. Mais si vous voulez que quelque chose se produise, il faut accepter de se rendre vulnérable et prendre le risque d'être sincère. Il faut supplier pour de bon.<br />
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Seulement, sur quoi puis-je m'appuyer, moi qui ne suis pas croyant ? Et bien fouillons. Car je l'ai en moi, cette même émotion qui saisit le Chrétien devant la présence de son Dieu, je l'ai en moi quand je tourne les yeux vers le ciel d'une nuit d'été, et que la Voie Lactée m'éclate au visage, quand tout me chuchote : <i>tu n'es rien</i>. Je l'ai en moi cette supplication, cette tentation de tomber à genoux en espérant que quelqu'un m'écoute ou m'entende, je l'ai en moi toutes ces fois où le destin frappe, ou bien lorsque je suis seul et inquiet, toutes ces fois où je me demande pourquoi est-ce que j'existe, toutes ces fois où je prends conscience de mon insignifiance et de la vanité de mes ambitions. Je l'ai en moi cette soif de réponses, cette humilité devant l'immensité et la magnificence impassible du monde. Alors supplions. Chantons <i>Kyrie eleison, Seigneur, prends pitié,</i> et supplions, par tout ce qui nous est cher, supplions.<br />
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Et peut-être que, le temps d'un tremblement métaphysique, le voile se soulèvera et je verrai le gouffre qui sépare la beauté de l'art. Et bien plus : sans doute me trouverai-je à un cheveu de comprendre tout l'univers. Il y a tout cela dans la <i>Grande Messe en ut mineur</i>, il y a tout cela aussi dans le <i>Christus</i> de Liszt, et dans quantité d'autres oeuvres.<br />
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Ecoutez comme les choeurs répètent <i>Kyrie eleison</i> sur tous les tons possibles pour être entendus (démonstratif, cajoleur, imposant, obsessionnel...) et allez jusqu'au merveilleux solo de la soprano à 2 minutes 35. Puis voyez l'humilité et la douceur avec laquelle le choeur lui fait écho vers 2'50, l'émotion avec laquelle il reprend confiance vers 3'30, et enfin cette libération, ce soulagement indicible dans la mélodie, voyez comme tous les noeuds se dénouent juste après 4'30.</div>
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Ce n'est pas seulement beau. C'est en relation profonde avec ce que nous sommes.</div>
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Que se passe-t-il en réalité ? Ca devrait maintenant paraître presque évident : Mozart vous aide à mettre une forme sur ces sentiments, d'ordinaire enfouis dans des profondeurs qui les rendent difficiles à exprimer, difficiles à saisir, et surtout, qui font qu'on passe son temps à les oublier. Si l'on joue le jeu, c'est à dire si l'on est sincère, si l'on prend le risque de se mettre à nu, on dispose soudain d'une forme très précise dans laquelle se couler : une forme qui va révéler aux spectateurs, mais à nous-même avant tout, ces grandeurs et ces gouffres cachés.</div>
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Et parce qu'il était un obsessionnel de la forme, parce que la musique avait éduqué son regard, Mozart savait exactement ce qu'il faisait. Il a passé sa vie à perfectionner son art selon les canons de son époque et les siens propres. Il a développé un langage ferme, une puissante cage formelle où faire tenir l'absurdité du monde. Dans le cadre des règles musicales inventées et développées par ses prédécesseurs, il a mis son propre génie, c'est à dire son individualité, sa vision personnelle. Ce que vous entendez, ce n'est pas juste une chanson, ce n'est pas juste un divertissement, ce n'est pas juste pour passer le temps ou pour faire joli : c'est la façon dont Mozart voyait le monde, dans le langage unique qu'il a créé pour le dire.</div>
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Et là où n'importe qui d'autre tenterait de vous faire partager sa joie ou son angoisse en bredouillant de longues tirades désordonnées, là où on se débattrait avec la part d'indicible qui est à notre racine, là où l'impression causée par des paroles brouillonnes s'effacerait très vite, Mozart fait chanter à sa soprane <i>Christe eleison</i>, et on comprend tout, et ça ne s'oublie plus jamais.</div>
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Voilà peut-être pourquoi les différents courants artistiques demandent chaque fois une nouvelle initiation, voilà pourquoi il faut du temps pour apercevoir la pleine puissance de Raphaël et des fugues de Bach : il faut d'abord apprendre leur langue. Nous qui n'avons comme moyen d'expression qu'un langage mal maîtrisé, des termes flous, des expressions imprécises, nous dont le regard s'éparpille, nous voyons apparaître soudain, sous une lumière nouvelle, ces replis obscurs qui nous relient au fond irrationnel de l'univers.</div>
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Mais tout cela bien entendu, il faut cesser d'y réfléchir dès que les premières notes se font entendre.</div>
Halvhttp://www.blogger.com/profile/14957550946784821561noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-3071892121275457756.post-23543425406270006592014-06-24T16:20:00.001+02:002014-11-01T12:07:36.515+01:00Osez la sérendipité !Il faut le dire : "sérendipité" est actuellement l'un des mots les plus affreux de la langue française. D'abord parce qu'il est d'une laideur peu commune : moche à lire et à entendre, il évoque vaguement un nom de maladie ou d'état morbide. Ensuite parce qu'il est souvent utilisé à tort et à travers par des gens ne se doutant pas du mal qu'ils font, simplement amusés d'avoir découvert qu'il y avait "un mot pour dire ça" (à ce titre, "sérendipité" est devenu aussi célèbre que cette autre atrocité qu'est "procrastination").
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Mais surtout, ce qui rend ce mot tout à fait détestable, c'est sa nature profonde : c'est un terme de technocrate, un symbole de l'horripilante façon de penser de notre époque. Car la sérendipité, figurez-vous, ne désigne rien d'autre que ce phénomène assez joli, qui veut que des idées nous viennent parfois, non par une recherche approfondie, mais grâce au hasard (c'est à dire que le hasard peut débloquer plus efficacement un problème qu'une réflexion soutenue). Par exemple, si j'étais l'un de ces intellectuels autosatisfaits qui polluent les media "culturels", je pourrais dire qu'Alexander Fleming a découvert la pénicilline <i>grâce à la sérendipité</i>. En effet, c'est en retrouvant une boîte de culture oubliée dans un coin de son laboratoire qu'il a commencé à se poser les bonnes questions.
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Vous êtes également à fond dans la sérendipité lorsque vous regardez un film, marchez sur un chemin, écoutez une chanson, et qu'un détail superficiel vous conduit à aborder d'une manière nouvelle un problème sur lequel vous butiez depuis longtemps. Vous sérendipissez à plein tube lorsque vous cherchez un moyen de conclure un exposé de mathématiques fondamentales, et que celui-ci vous apparaît en lisant un poème de Virgile.
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Bref : "sérendipité", comme son confrère "procrastination", est un terme créé de toutes pièces pour recouvrir une activité complexe de la pensée humaine. A y regarder de loin, on pourrait trouver ça pratique ; j'utilise "sérendipité" plutôt que de prononcer une longue phrase. Mais c'est justement le problème : qui a besoin de rendre "pratiques" les discours sur les mécanismes de la créativité humaine ? Qui a besoin de jongler avec, et ne peut le faire qu'en les enfermant dans des termes qui les réduisent ? Qui a besoin de les mettre en chiffres, de les introduire dans des équations ?
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Et bien je vais vous le dire : ce sont les gens qui cherchent à rendre la créativité plus rentable. Ce sont les gens qui oeuvrent dans le merveilleux domaine de l'optimisation du temps de travail, les gens qui se sont rendus compte qu'en pressant un cerveau en continu pendant huit heures, il en sort un jus moins relevé que si on le laisse flâner un peu. C'est à dire finalement, des gens qui considèrent que la créativité n'est qu'un <i>moyen</i>, et jamais une fin.
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<i>Souhaitez-vous être plus créatif ? Utilisez la sérendipité !<br />
Comment améliorer le rendement de votre team créa ? Pensez à la sérendipité !<br />
Boostez vos résultats ! Osez la sérendipité !</i></div>
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Que l'on me comprenne bien : ce n'est pas ce que recouvre le terme de sérendipité qui m'est problématique. Ce n'est pas non plus le fait qu'il existe un terme pour désigner ce phénomène. Ce n'est même pas la tentative d'améliorer sa puissance créative ; mais bien ce que ce mot révèle de notre époque. C'est un terme de manager, de comptable, de gestionnaire incapable de considérer la créativité comme une fin, et n'y voyant jamais qu'un rouage, un levier sur lequel jouer pour rendre les gens plus rentables, leur faire cracher une quantité mesurable d'idées <i>utiles</i> (nous sommes évidemment priés de réduire la part d'idées inutiles qui nous germeraient dans la tête - ou bien de les noter dans un cahier, au cas où elles <i>serviraient </i>plus tard).
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On retombe finalement sur l'horreur utilitariste.
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<table cellpadding="0" cellspacing="0" class="tr-caption-container" style="float: left; margin-right: 1em; text-align: left;"><tbody>
<tr><td style="text-align: center;"><a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEh9v3Ac9BPU4jxG7M6SRJkEU109YxxfuXmC7RcQYeLWGBCy0_i78EFOiT4-r7xKb50VWYz96W2Nq9JXjwfSy3hAwVJd3PqERc3pWVGWG1cjxjy84NNV8Kjh5jsmLwCg8FPHays7yuGST38v/s1600/je-retiens-sc3a9rendipitc3a9.jpg" imageanchor="1" style="clear: left; margin-bottom: 1em; margin-left: auto; margin-right: auto;"><span style="font-family: Times, Times New Roman, serif;"><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEh9v3Ac9BPU4jxG7M6SRJkEU109YxxfuXmC7RcQYeLWGBCy0_i78EFOiT4-r7xKb50VWYz96W2Nq9JXjwfSy3hAwVJd3PqERc3pWVGWG1cjxjy84NNV8Kjh5jsmLwCg8FPHays7yuGST38v/s1600/je-retiens-sc3a9rendipitc3a9.jpg" /></span></a></td></tr>
<tr><td class="tr-caption"><div style="text-align: center;">
<span style="color: #222222; font-family: Times, Times New Roman, serif; font-size: x-small;">Source : http://bit.ly/1pJ0FTy</span></div>
<span style="color: #222222; font-family: Times, 'Times New Roman', serif; font-size: x-small; text-align: center;">"</span><span style="color: #222222; font-family: Times, 'Times New Roman', serif; text-align: center;"><span style="font-size: x-small;">Apprenez à </span><b><span style="font-size: x-small;">utiliser</span></b><span style="font-size: x-small;"> la sérendipité </span></span><span style="color: #222222; font-family: Times, 'Times New Roman', serif; font-size: x-small; text-align: center;">pour être plus créatif"</span></td></tr>
</tbody></table>
Sérendipité est un terme utilisé par des besogneux matérialistes ne voyant la créativité que comme un moyen ; c'est dit. Si cette vision des choses était contrebalancée par d'autres perspectives, et que l'on rendait à la créativité humaine son statut complexe, il n'y aurait rien à y redire. Seulement ce n'est pas le cas. Le terme sérendipité est partout, dans les magazines, sur les blogs, chez les coachs, et cette omniprésence est un symptôme de la façon dont notre siècle considère la vie.
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C'est notre leitmotiv caché : <i>vous êtes une machine, comportez vous donc comme une machine !</i>
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Intégrer les moments de rêverie, les moments gratuits et absurdes dans un processus productif, avec mesures statistiques, courbes et optimisation de la rentabilité, voilà le cauchemar que masque le terme sérendipité. Et c'est un cauchemar qui se répand. Petit à petit, nous laissons mourir de soif ce qui reste en nous d'humain, les maigres consolations que nous a laissées une modernité ayant tué les dieux et rendu ridicule la poésie ; ce qui est gratuit nous devient embarrassant.
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Débarrassez-vous de ce qui, en vous, échappe à toute logique. Ca ne sert à rien. Regardez le ciel si ça vous chante, lisez de vieux poèmes, mais qu'au moins ce soit dans l'optique d'améliorer votre productivité. Sinon, à quoi bon ? Dites-moi : êtes-vous pris d'un sentiment gênant lorsqu'on vous surprend à rêvasser en pleine journée ? C'est que, comprenez-vous, ça ne sert à rien. Ressentez-vous le besoin d'expliquer votre amour de la contemplation par le fait que cela vous aide dans votre travail, ou stimule votre sens artistique ? C'est que, vous le voyez bien, la contemplation gratuite est une perte de temps. Avez-vous honte de ne pas savoir expliquer pourquoi votre coeur bat plus fort en entendant une messe de Mozart ? Vous faites bien d'avoir honte : vous vous laissez aller, vous êtes trop romantique, vous avez une conception dépassée du monde. Reprenez-vous : nos études ont constaté que la sérendipité est plus efficace entre 11 et 13 heures ; s'il vous plaît, soyez rationnels : ne regardez les nuages qu'entre 11 et 13 heures.
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L'esprit de la sérendipité, c'est la négation de notre part d'absurdité (c'est à dire d'humanité), au pire endroit possible : là où l'absurdité de notre condition est la plus éclatante.
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Car à vrai dire, souvent, nous n'avons pas besoin de raisons pour inventer. Nous aimons inventer pour le plaisir d'inventer. Parfois même, nous aimons travailler pour le plaisir de travailler. Qu'on me montre une personne plus heureuse et plus puissante sur Terre que le sculpteur venant de réussir le geste parfait, que le mathématicien sur le point de résoudre une équation difficile, que l'homme ancré fermement dans le présent, occupé à une tâche qu'il maîtrise et qui n'est plus un moyen d'obtenir autre chose, mais une fin en elle-même. Que le coup du sculpteur l'aide à terminer un buste en marbre, ce n'est plus important pour lui : c'est le geste qui compte. Je l'ai déjà dit mais je le répète : que croyez-vous qu'Albert Camus avait en tête lorsqu'il recommandait à notre époque desséchée d'imaginer Sisyphe heureux ? Sans doute pas : "jetez toutes vos forces dans la poursuite d'un objectif rationnel".
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Nous sommes allés trop loin dans l'utilitarisme, et cela nous rend borgnes. Réduire toute activité humaine à la poursuite d'un résultat utile, tout inclure dans une chaîne de causalités est une erreur aussi grande que tout réduire à l'absurde. Les deux aspects coexistent : la gratuité et l'utilité. Je suis désolé de constater que nous continuons pourtant le mouvement, et tendons à ne plus rechercher que l'utile.<br />
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Un vol d'oiseaux dans le ciel du soir, un nocturne de Chopin, et pourtant, on se traînerait quelques fois à genoux, se sentant tout près de quelque chose de magique et fondamental, plus profond que tout ce qui puisse être prononcé par une bouche d'homme. Soyez un bon gestionnaire : pensez-y, prévoyez ces moments, calculez les comme étant nécessaires pour <i>favoriser la sérendipité</i>, chronométrez vos instants de contemplation, devenez une machine... et ne nous étonnons plus, après ça, que l'Occident fasse un usage démesuré des antidépresseurs, que l'art disparaisse et que nous passions nos vies dans une angoisse perpétuelle alors que nous n'avons jamais vécu si confortablement.<br />
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Quel poids croyez-vous que pèsent, dans la vie d'un homme, ces choses qui n'ont aucune utilité ? Les croyez-vous si légers, ces moments où son esprit s'échappe, sans qu'il se dise, pour se rassurer, que ça lui servira à quelque chose ? A quel niveau d'abjection sommes-nous prêts à descendre pour croire que la vie de l'esprit n'est justifiée que par son utilité pratique ?
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Combien de temps encore écouterons-nous l'air du temps nous faire avaler que les hommes ne sont que des machines ?Halvhttp://www.blogger.com/profile/14957550946784821561noreply@blogger.com2tag:blogger.com,1999:blog-3071892121275457756.post-45539038255659842722014-01-06T00:51:00.001+01:002014-07-18T17:36:31.731+02:00Il y aura bien un jour...Quand j'étais plus jeune, je calmais parfois mon angoisse et mon cafard de la reprise de l'école par cette petite phrase murmurée en pensée : "bah, de toutes façons il y aura bien un jour où on sera la veille des prochaines vacances".<br />
C'est qu'elles me paraissaient toujours très loin, ces prochaines vacances. Tout un trajet de longs jours d'école, et de devoirs, et d'interrogations écrites. Mais ainsi, par cette petite remarque, je pouvais me projeter pour un instant jusqu'à la veille de la libération prochaine.<br />
Mais si je laissais mon esprit divaguer trop longtemps sur cette idée, ça devenait à vrai dire encore plus angoissant. Car, s'il y avait bien un jour qui serait la veille des vacances d'été ou la veille de Noël, il y en aurait aussi un qui serait la veille du passage du baccalauréat. Et un autre où je ne vivrais plus chez mes parents. Et il y en aurait un aussi, un qui serait la veille de ma mort. Un jour. Ca finirait bien par arriver.<br />
Car on ne se stabilise pas sur les vacances. On ne se stabilise sur rien. Et si je rapprochais les vacances en pensée, c'est aussi que je rapprochais toute ma vie, que j'accélérais sur tout. Je me démontrais en pensée que, de la même inéluctable manière que les vacances viendraient dans trois semaines, la vieillesse viendrait à moi, se jetterait dans mes bras, et puis tout finirait.<br />
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Beaucoup plus récemment, un soir d'été sur une plage, je me suis fait cette réflexion en regardant vers l'horizon et le ciel noirs : il faut éviter d'attendre le futur, il faut même éviter de faire trop de plans, car au bout du futur, il y a exactement ce que j'ai sous les yeux. L'horizon noir. La fin. Et si je réfléchis à ce que j'attends du futur, si j'en attends projets et accomplissements, mieux-être, paix, alors presque toujours mon esprit déborde et fonce, attiré par un magnétisme vers cette pensée de l'horizon noir. Soudain je me souviens que ce que j'attends viendra, oui, sans doute, mais que le mécanisme qui l'a fait venir me l'enlèvera aussitôt, qu'il me passera à côté à peine en aurais-je profité, et que les jours suivants passeront aussi, emportés par le flot, et que si je suis arrivé jusqu'à ce moment c'est aussi que j'arriverai au moment où il n'y en aura plus d'autres.<br />
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C'est pourquoi, prêchaient les Stoïciens, il faut garder les deux pieds dans le présent, s'y ancrer fermement ; pour cela il n'y a qu'un moyen, et c'est celui de s'atteler à sa tâche avec opiniâtreté, petitesse, humilité, faire son travail d'homme de rien du tout, et museler son imagination si elle flotte trop loin vers un espoir d'amélioration des jours futurs. L'image qu'emploie Albert Camus, à la fin du <i>mythe de Sisyphe</i>, c'est ça : "Il faut imaginer Sisyphe heureux", c'est ça.<br />
Il faut imaginer Sisyphe, héros grec contraint par les dieux à pousser un rocher sur le flanc d'une montagne jusqu'à son sommet, pour qu'elle lui échappe alors des mains et retombe au pied de la montagne, il faut imaginer Sisyphe concentré sur sa tâche, occupé à placer ses mains aux bons endroits pour faire rouler la pierre plus efficacement, plus élégamment, l'esprit tendu, savourant contre sa paume la sensation des grains de schiste et de mica chauffés par le soleil, tirant plaisir du bruit de ses chaussures raclant le sol et la poussière, puis enfin au sommet, sachant que le rocher va lui échapper, ne se laissant jamais aller à se dire "il y aura bien un jour où il restera en place".<br />
C'est impossible, bien sûr. C'est un idéal de tempérance et de maîtrise qui nous rendrait sans doute inhumains, incapables de sortir de soi. On peut s'en inspirer, se chauffer à ces histoires de philosophes avant de s'endormir, quand le cafard et le froid viennent vous saisir le cœur. Mais les faire siennes...<br />
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Ce soir donc, j'adresse à cet adolescent que j'étais, celui qui n'osa jamais s'écrire à lui-même une lettre du passé (j'avais envisagé à plusieurs reprises, lorsque j'avais quinze ou dix-huit ans, de cacheter une lettre et d'écrire sur l'enveloppe <i>A n'ouvrir que pour mes trente ans</i> - je me suis trouvé ridicule les quelques fois où j'ai commencé à la rédiger, je le regrette maintenant que j'en ai trente-trois), j'adresse donc à cet adolescent un salut mélancolique, un petit sourire résigné et tendre, et lui fais part de ceci que je n'en sais pas plus aujourd'hui sur la vie. Je vais me coucher ce soir, me dis-je, et je dormirai contre une fille que j'aime, une fille que j'ai trouvée par hasard ou par miracle au milieu de ma route, j'entendrai son souffle en entrant dans la chambre et je me dirai "elle dort", ou bien ce sera le silence et je me dirai "peut-être l'ai-je réveillée", et ce sera bon et paisible, quoi qu'il en soit ; aussi, ne t'en fais pas trop. Tout va bien. C'est seulement que parfois, parfois, ce sentiment que tu connais continue de pousser et me fait songer qu'il y aura bien un jour, oui, un jour où j'aurai quarante, cinquante et soixante ans, un jour où des enfants peut-être s'ébattront près de moi, et qu'au milieu de la joie restera cette panique, cette boule dans la gorge, ce sentiment de tristesse infinie me susurrant que ces jours-ci, tu t'en souviens, ces jours-ci sont de la même sorte que la veille des anciennes vacances d'été, la veille de Noël, la veille du baccalauréat. Que bientôt, ce sera l'horizon.<br />
<br />Halvhttp://www.blogger.com/profile/14957550946784821561noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-3071892121275457756.post-1860644974951519462013-10-15T12:50:00.000+02:002014-11-01T12:07:51.353+01:00Ce que je dois à Arthur Schopenhauer<div class="tr_bq">
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<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgLtlkYNHVuk4pKNmsfotWKNZk3Z2oihCl8h0naf6IRFbtgoae362RQFHd-ffm9wZsk3YMa0-LLJlFxhZ1RIqKWOKx5WOkB_eqBJTyy4ArvPEmJrOI1w4hOUyqXxtS2wK9Y6ot9w-_lnX2m/s1600/schope12.jpg" imageanchor="1" style="clear: left; float: left; margin-bottom: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgLtlkYNHVuk4pKNmsfotWKNZk3Z2oihCl8h0naf6IRFbtgoae362RQFHd-ffm9wZsk3YMa0-LLJlFxhZ1RIqKWOKx5WOkB_eqBJTyy4ArvPEmJrOI1w4hOUyqXxtS2wK9Y6ot9w-_lnX2m/s400/schope12.jpg" height="400" width="332" /></a></div>
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Il y a quelques années, j'ai attrapé une maladie.<br />
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Elle n'était pas physique et ne mettait pas directement ma vie en danger, mais elle travaillait de l'intérieur, elle enflait et obscurcissait mes pensées. J'avais une conscience très claire de sa présence, je connaissais ses effets mais je ne savais pas que c'était une maladie. A l'époque j'étais persuadé de regarder les choses en face et d'avoir pris conscience d'une vérité extrêmement simple et n'ayant l'air de rien : <i>tout était explicable</i>.</div>
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L'angoisse m'avait vraiment enveloppé le jour où je m'étais rendu compte que le hasard n'existait pas. Ce n'était pas faute de le chercher pourtant, mais quelque action qu'on exerce dans ce monde, je la voyais toujours naître d'une cause strictement déterminée. Qu'on essaie seulement de produire un nombre au hasard. On pouvait jeter des dés, mais il me semblait évident qu'en le faisant toujours de la même façon, avec la même vitesse et le même geste, on obtiendrait toujours le même résultat : c'est à dire qu'en réalité ce n'était pas le hasard qui décidait, mais l'impulsion de départ, le poids du dé, la hauteur du jet, et qu'ainsi le résultat ne pouvait aucunement être différent de celui qu'on obtenait.<br />
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Ca n'a l'air de rien. Mais allons plus loin.<br />
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Je savais aussi qu'un ordinateur ne faisait pas appel au hasard pour produire une nombre aléatoire. Car personne ne sait ce qu'est le véritable hasard. L'ordinateur utilise des algorithmes de calcul très compliqués, résout des équations qui lui fournissent un résultat ayant<i> l'apparence du hasard</i>, c'est à dire qu'il semble connecté à rien, n'avoir aucune source.<br />
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Et pour l'esprit humain ? Et bien, des études ont montré qu'il est impossible même à un être humain de produire une série aléatoire de chiffres. On y repère toujours des séquences logiques, des motifs répétitifs. Mais voici ce qui me troubla encore plus profondément : si je remontais la chaîne d'événements aboutissant à ce que ma bouche prononce un chiffre quelconque, la vision était catastrophique.<br />
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Tout partait d'une interaction chimique. Quelque part dans l'univers, à un endroit précis situé exactement dans mon cerveau, deux particules fondamentales s'attiraient ou se repoussaient réciproquement. Puis cette action microscopique, agissant comme un interrupteur, entraînait une seconde réaction de plus grande ampleur (quoique toujours infinitésimale), et d'autres actions suivaient, dans une cascade d'événements en chaîne. Finalement, des neurones entiers s'activaient, des canaux s'ouvraient, des molécules circulaient, conduisaient un message codé, puis des artères se dilataient, des muscles frémissaient, et enfin langue et mâchoire s'activaient pour faire claquer une onde sonore portant le chiffre 7.<br />
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C'était catastrophique parce que ça signifiait que quelque chose d'autre que <i>moi</i> était la source de mes pensées. Et ce quelque chose, c'étaient les lois physiques fondamentales. Ca signifiait que chaque fois que je prenais une décision, ce n'était pas moi (en tant qu'individu autonome) qui le faisait : c'était simplement que quelque part dans l'univers, des particules inertes avaient réagi et déclenché une réaction en chaîne. En cours de route, cette réaction en chaîne générait une sorte de conscience, que je nommais "<i>je</i>" ou "<i>moi</i>", et qui s'imaginait être la source d'elle-même. Qui s'imaginait comme un individu libre alors qu'elle n'était qu'un témoin passif.<br />
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Je ne savais pas quoi faire de ces pensées gênantes. D'autres sources vinrent les nourrir par la suite, et ce fut un grand trouble lorsque je réalisai qu'il était possible de modifier la façon de penser des gens grâce à des médicaments. Les antidépresseurs notamment, étaient capables d'altérer totalement l'humeur d'une personne, et de changer un mélancolique en un individu insouciant. Cela semblait laisser les autres de marbre. Ca me rendait fou. Qu'une même personne puisse changer de caractère du tout au tout, avec la plus parfaite sincérité, sans avoir l'impression d'avoir été manipulée, simplement parce que des médicaments modifiaient des dosages de molécules dans son cerveau, voilà qui prouvait que, non seulement, l'âme n'existait pas, mais encore le "<i>moi</i>" non plus.<br />
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Le matérialisme total :<i> l'individu n'existe pas</i>. Même le sentiment d'être conscient, d'être différent de la matière inanimée est une illusion. Il y a quelque chose de cauchemardesque dans la conception <i>immanente</i> de l'univers, cette idée que tous les phénomènes du monde peuvent s'expliquer par eux-mêmes, sans qu'il y ait de mystère nulle part. Cela tient à ce que, si tout est explicable, il n'existe rien d'autre que des interactions chimiques : tout ce qui est poésie, sentiments, émotions, tout ce qui est art, beauté, palpitations, balbutiements de bébés, amoureux lovés, vertiges romanesques, et même tout ce qui est <i>mystérieux</i> se réduit fatalement à un mécanisme aveugle et froid, rapetissant la valeur de la vie, pourrissant toutes les ambitions, ternissant toutes les joies : deux particules élémentaires sont attirées l'une par l'autre. Rien d'autre, dans tout l'univers.<br />
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J'ai essayé d'expliquer ce que je ressentais au travers d'une longue nouvelle de fiction intitulée <i>Le désespoir des automates </i>(puis<i> Brève entrevue avec le démon</i>). Des gens l'ont lue, et quelqu'un m'a fait un jour cette remarque : "tu devrais lire Schopenhauer, tu adorerais." Sans doute pensait-il à Schopenhauer comme au cliché que l'opinion populaire a donné de lui, cette figure du pessimisme flamboyant, et sans doute croyait-il que ce philosophe dont je ne savais rien allait ajouter de l'eau à mon moulin.<br />
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<blockquote class="tr_bq">
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<span style="font-family: Georgia, Times New Roman, serif; font-size: large;"><i>C'est tout le contraire qui s'est passé. Arthur Schopenhauer m'a guéri.</i></span></h4>
</blockquote>
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J'ai commencé par lire un petit opuscule intitulé <i>Métaphysique de l'amour sexuel</i>. J'ai été dubitatif dans les premières pages. La thèse me paraissait superficielle et simpliste : l'amour-passion était guidé par l'instinct sexuel des individus. C'est à dire que ce qui guidait les amoureux transis n'était ni une complémentarité de caractères, ni l'espoir d'une vie meilleure, ni des jeux psychologiques complexes... mais le simple besoin de se reproduire.<br />
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Très déçu, je me souviens d'avoir failli arrêter de lire. Et puis dans un flash, alors que peut-être j'allais boire un verre d'eau, la véritable signification du texte m'est apparue en bloc. Tout en une seule fois. Une révélation. Schopenhauer disait exactement la même chose que moi : l'individu ne s'appartient pas. L'individu n'est qu'un témoin qui croit tenir les commandes. Car au fondement de sa conscience de lui-même, au-delà de son <i>moi</i>, et même au-delà des interprétations psychanalytiques, au-delà de l'histoire de sa vie et des circonstances, quelque chose de très profond était la source de ses pensées amoureuses. Et ce quelque chose, c'était son instinct de bête. Sa constitution d'animal, qui, rusée, présentait à sa conscience des images de félicité infinie ne pouvant devenir réelles qu'à condition de se rapprocher d'une autre personne. Et la conscience, témoin passif et juge impuissant, croyant être à l'origine de cette décision, et persuadée de se diriger vers le bonheur ultime, acceptait avec joie tous les sacrifices et tous les efforts demandés par la passion.<br />
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A partir de cet instinct initial, de cet éclair de pulsion agissant comme un interrupteur, d'autres réactions étaient déclenchées et s'enchaînaient dans des constructions élaborées. Étaient donc créées ensuite, comme des concrétions calcaires formant petit à petit un coquillage parfait : le caractère, la psychologie, les traumas, les comportements sociaux, etc. Mais palpitant sous toutes ces couches supérieures, aux tréfonds, battait ce cœur obscur qui était pulsion aveugle, commandée par la constitution même de l'individu. Le fait qu'il était un corps, et que ce corps était une partie d'un autre corps bien plus grand et plus profond, un corps abstrait et impalpable bien que maître de chaque être humain marchant sur la terre, et qu'on désignait sous le nom d'<i>espèce</i>.<br />
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Deux cents ans plus tôt, Schopenhauer s'était donc attardé sur le même problème qui m'avait paralysé. Assoiffé de réponses, je me suis alors jeté sur tout le reste de son oeuvre. Et Arthur Schopenhauer a lavé mon esprit fiévreux et lui a patiemment montré ce qu'il fallait voir, avec rigueur et méthode, sans complaisance mais sans drame.<br />
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<blockquote class="tr_bq">
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<span style="font-family: Georgia, Times New Roman, serif; font-size: large;">Essentiellement ceci : tout n'est pas explicable. En réalité même, absolument rien n'est explicable.</span></h4>
</blockquote>
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En réalité, la raison humaine, fille d'une conscience n'étant pas maîtresse d'elle-même, n'est qu'un outil rudimentaire, très utile pour remonter des chaînes de cause à effet ("le verre d'eau s'est cassé - pourquoi ? parce que je l'ai fait tomber - pourquoi ? parce que je lui ai donné un coup de coude par accident - pourquoi ? parce que j'ai eu un geste trop brusque - pourquoi ?...") mais totalement inutile pour <i>connaître les choses en elles-mêmes</i>.<br />
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La raison est comme un hamster dans une roue : elle a l'impression d'avancer alors qu'elle tourne en rond. La raison n'est capable que de répondre à la question "<i>pourquoi ?</i>". Cette question est très intéressante car y répondre, c'est fonder une science ; elle permet de relier des phénomènes entre eux et ainsi d'en dégager des <i>lois</i> dont on se servira ensuite pour pratiquer la médecine, construire des maisons, classifier des plantes ou éviter de casser des verres d'eau.<br />
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Mais la raison est foutrement incapable de répondre à la véritable question concernant notre existence à tous : qu'est-ce que le monde ? Qu'est-ce que je suis ? Voilà la véritable question. Or la raison humaine, incapable de gérer autre chose que ce seul motif "un effet = une cause" ne sait que demander pourquoi, à l'infini. C'est le célèbre jeu des enfants, qui renvoient chaque réponse de leurs parents à son statut de question implicite, par un autre "pourquoi ?"<br />
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On peut toujours répondre à un pourquoi, ne serait-ce que par un "on ne sait pas encore". On ne peut pas une seule fois répondre à la question "qu'est-ce que ?" Répondre à "qu'est-ce qu'un être humain ?" par "c'est un animal" c'est répéter la même question dans d'autres termes. Personne ne sait ce qu'est un animal. Personne ne sait ce qu'est le monde <i>en soi</i>, personne ne peut le définir autrement qu'en utilisant des rapports à d'autres choses, et personne ne le pourra jamais.<br />
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Aussi, dit Schopenhauer, il est vrai que la conscience humaine ne s'appartient pas. Il est vrai que tout semble explicable, que les causes et les effets s'enchaînent si impeccablement qu'on peut remonter d'un phénomène extrêmement complexe comme une déclaration d'amour, un coeur qui bat, des émotions et des larmes, à un autre phénomène ultra simple et dénué de la moindre vie, comme l'interaction d'une molécule avec une autre. Mais nous voyons le monde de cette façon parce que notre raison fonctionne sur un mode de recherche des causes, et non sur une capacité à percevoir les choses dans leur essence propre. En réalité nous ne savons pas ce qu'est une molécule. Nous n'en avons pas le moindre foutu commencement d'idée. Nous ne faisons que dire "oui, telle chose arrive, car telle autre est arrivée", c'est à dire que par rapport à ce qui nous intéresse, nous ne disons rien du tout. Nous ne faisons que répéter sans le savoir la même question, sous une multitude de termes de plus en plus compliqués ; et cette question est :<br />
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<blockquote class="tr_bq">
<h4>
<span style="font-family: Georgia, Times New Roman, serif; font-size: large;">Qui sommes-nous ?</span></h4>
</blockquote>
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Il ne sera jamais possible d'y répondre. Pourrait-on expliquer ce qui existait avant le Big-Bang, pourrait-on décortiquer le cerveau humain et en dresser une carte d'une précision un milliard de fois plus grande que tout ce que les neurosciences ont établi aujourd'hui, nous n'aurions pas progressé d'un cheveu dans la réponse à cette question simple.<br />
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La conclusion c'est qu'il ne faut pas s'en remettre à la raison lorsqu'il s'agit de regarder sa propre existence. La raison n'est d'aucun secours lorsqu'on se demande si un dieu existe, si je suis amoureux ou si ma vie est importante. Elle est même trompeuse, c'est une source d'erreurs infinies (on a cru pouvoir <i>démontrer rationnellement</i> l'existence ou la non-existence de Dieu à de nombreuses reprises, par exemple ; c'est impossible, encore une fois, c'est comme d'utiliser un marteau pour dévisser un boulon). Lorsque nous abordons ces questions d'une profondeur immense, c'est vers nous-même que nous devons nous tourner ; vers l'intérieur (je ne détaillerai pas plus, car l'exposé de la doctrine de Schopenhauer s'étend sur environ 2000 pages, et il se vante de ne s'y être jamais répété).<br />
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En revanche, la raison est le seul outil dont nous disposions dans la science, c'est à dire dans notre tentative de compréhension<i> fonctionnelle</i> du monde : comment les choses agissent les unes par rapport aux autres. Elle est là d'une aide irremplaçable. Dans ce cas, c'est de nos intuitions dont nous devons nous méfier, car elles sont facilement trompées (voir les illusions d'optique, les phénomènes d'hallucinations, etc.)<br />
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Raison et intuition, chacune dans leur coin, chacune dans leur domaine. La raison quand il faut tirer des lois - l'intuition quand on cherche à comprendre ce que sont vraiment ces lois en elles-mêmes.<br />
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Schopenhauer m'a réconcilié avec la métaphysique. Il a fait exploser la vision matérialiste que je m'étais construite et que le modèle de société occidentale m'avait inculqué en douce ("rien d'autre n'existe que la matière, tout le reste est blagues pour enfants, Père-Noël et foutaises de religieux débiles"). Et il l'a fait avec la patience d'un professeur bienveillant, reprenant tout à zéro, revenant sur des concepts fondamentaux qui m'avaient échappés, qu'on ne m'avait jamais exposés, expliquant sans jargon, soucieux de se faire bien comprendre.<br />
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La lecture du <i>Monde comme Volonté et comme Représentation</i>, de la <i>Quadruple racine du principe de raison suffisante</i>, des <i>Deux problèmes fondamentaux de l'éthique</i>, a été un éblouissement permanent. Le bonheur d'écouter quelqu'un m'exposer toutes les bases que j'aurais dû connaître avant de commencer à essayer de vivre par moi-même. La philosophie de Schopenhauer est une fondation, un point de départ sur lequel on peut enfin se sentir stable, cesser d'avoir l'impression de perdre pied dès qu'on se met à réfléchir à sa condition. Elle calme aussi l'angoisse terrible d'exister, l'horreur de se découvrir seule entité pensante au milieu d'un monde infini et indifférent. La philosophie de Schopenhauer réconcilie avec la contemplation. Elle réconcilie avec la poésie et le pouvoir transcendant de la musique.<br />
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Par la suite, en approchant Nietzsche notamment, certains détails de la doctrine m'ont semblé discutables. Pas faux non, mais discutables. Les bases en revanche, le monde comme Volonté et représentation, sont un trésor d'interprétation de l'univers et de la vie elle-même, une lumière et un tuteur sur lequel prendre appui. Ainsi m'accompagneront-elles tout au long de mon existence.<br />
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Et pour la maladie dont j'étais atteint avant de le rencontrer (ce qu'il nomme "rationalisme vulgaire"), Schopenhauer en prévoit l'épidémie et en fait l'objet d'une courte remarque en 1847, dans la seconde édition de la <i>Quadruple racine. </i>Je l'ai lue comme un clin d’œil de sa part, par delà la tombe.<br />
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<span style="font-family: Helvetica Neue, Arial, Helvetica, sans-serif;">Mais aussi, ces Messieurs savent-ils à quelle époque nous vivons ? L'époque depuis longtemps prédite est arrivée : l'Eglise vacille ; elle vacille si fort que l'on se demande si elle retrouvera son centre de gravité ; car la foi a disparu. La lumière de la révélation, comme toute autre lumière, a pour condition quelque obscurité. Le nombre a considérablement grossi de ceux qu'un certain niveau et un certain horizon de connaissances rendent incapables de croire. C'est ce qu'atteste l'extension générale prise par le rationalisme vulgaire qui étend de plus en plus sa face de bouledogue.<br /><br />Ces profonds mystères du christianisme sur lesquels on a médité et disputé pendant des siècles, il se dispose tout simplement à les mesurer à son aune de boutiquier et croit par là faire des merveilles de sagesse. C'est surtout l'enseignement essentiel du christianisme, le dogme du péché originel, qui est devenu pour les têtes carrées du rationalisme un objet de risée ; n'est-il pas évident, disent-ils, que l'existence de chaque homme commençant à sa naissance, il est impossible qu'il vienne au monde déjà entaché de péché ? Comme c'est intelligent !<br /><br />Tout comme les loups commencent à se montrer dans le village quand la misère et l'abandon prennent le dessus, le matérialisme, toujours aux aguets, relève la tête en ces circonstances et s'avance avec son acolyte, le bestialisme que d'aucuns appellent <i>humanisme</i>.<br /><br />Plus les hommes deviennent incapables de croire, plus s'accroît le besoin d'acquérir des connaissances. A l'échelle du développement intellectuel, il existe un point d'ébullition où toute croyance, toute révélation, toute autorité s'évaporent ; où l'homme aspire à voir par lui-même et où il demande qu'on l'instruise, mais qu'on le convainque aussi. Mais, en même temps, son besoin métaphysique est tout aussi indestructible que n'importe quel besoin physique. Les aspirations à la philosophie deviennent alors de plus en plus impérieuses, et l'humanité, dans son dénuement, invoque tous les grands penseurs sortis de son sein.<br /><br />Alors le verbiage creux et les efforts impuissants d'eunuques intellectuels ne suffisent pas ; il faut une philosophie sérieusement entendue, c'est à dire cherchant la vérité et non des appointements et des émoluments ; une philosophie, par conséquent, qui ne s'inquiète pas de savoir si elle agrée aux ministres et aux conseillers ou bien si elle s'accorde avec les dogmes débités par tel ou tel parti religieux dominant, mais qui montre que sa mission est toute autre que celle de constituer une ressource pour les pauvres d'esprit.</span></blockquote>
Halvhttp://www.blogger.com/profile/14957550946784821561noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-3071892121275457756.post-71619832010458379492013-06-24T00:52:00.000+02:002014-06-26T15:24:07.394+02:00Il n'y a jamais eu que la vieSur une vieille photo de famille, mes parents, ma soeur et d'autres proches sont réunis dans ce qui serait bientôt le salon de notre maison de Mazan. A l'époque du cliché, nous étions en pleins travaux ; les murs sont nus, il n'y a presque pas de meubles.<br />
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La photo n'est pas bonne, comme chantait Goldman, et les visages ne sont pas très enjoués. C'est un soir d'été comme un autre. Sans doute qu'on a obligé ma sœur et ma cousine, alors âgées de 5 ou 6 ans, à s'asseoir sur ce canapé sans bouger alors qu'elles auraient préféré continuer à jouer. La photo n'est pas bonne non, peu lumineuse, bizarrement contrastée. Mais il y a un détail.<br />
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Sur le côté droit on distingue un bout de fenêtre ouverte. Evidemment je me souviens bien de cette fenêtre immense, à quatre battants, qui donnait sur le côté du jardin et par laquelle nous passions parfois mon frère et moi, contre l'avis de nos parents. Ce bout de fenêtre, sur cette photo médiocre, il me saute au visage. Car dans la blancheur des montants de bois, on sent presque la texture de la lumière de fin d'après-midi, qui entre par l'ouverture pour tomber dans la pièce. Ce simple éclairage, dans un coin de photo, donne presque vie à la scène entière.<br />
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C'est un appel à passer par la fenêtre et sauter dans le jardin. C'est un appel immense, qui sonne dans ma poitrine. Et il est renforcé par le reflet fantomatique de la pelouse que l'on aperçoit dans la vitre. Vas-y, saute. Passe par la fenêtre, reviens à ce jour-ci. C'est si vivant que je croirais presque que, par une certaine manière, ce doit être possible.<br />
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Je ne sais pas pourquoi les scènes de l'enfance, les couleurs et les lieux sont à ce point semblables à des paradis perdus. Car en réalité, même si je ne m'en souviens plus, je sais ce qui s'est passé ce soir-là. Nous avons dîné, joué dans le jardin mon frère et moi peut-être jusqu'à neuf heures (les tourniquets de l'arrosage automatique faisaient leur bruit de criquet, et notre vieille chienne Betsy nous suivait en trottant (évocations qui sont aujourd'hui pour moi la représentation la plus juste du paradis sur terre)), puis la nuit est tombée et le jour suivant nous a rapprochés de celui d'où j'écris ceci. C'est à dire que lorsque nous l'avons vécu, ce moment n'avait rien de très magique. C'était seulement la vie.<br />
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Schopenhauer imaginait que cette impression de bonheur perdu qui imprègne les souvenirs était due au fait qu'ils sont déconnectés de toute volonté, de tout désir irritant : quand je repense à cette maison et à ce jour-là, je ne souhaite rien de ce que souhaitait l'enfant qui y habitait, je ne vois qu'une image. C'est sans doute vrai. Il me semble parfois que le présent et le futur ne m'apporteront jamais un aussi grand contentement, une plénitude aussi parfaite que ces périodes révolues, mais c'est une illusion : ce grand contentement n'a en fait jamais existé. Il n'y a jamais eu que la vie.<br />
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Voilà ce qu'il faudra finir par avaler.<br />
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<br />Halvhttp://www.blogger.com/profile/14957550946784821561noreply@blogger.com0