Je vois deux sortes de règles du jeu.
Les enfants vivent dans un monde régi par des lois morales, qui sont une création des adultes et les protègent. Ils évoluent dans un univers cadré, où la bonne action est récompensée d'une piécette ou d'un baiser, et la mauvaise punie d'une privation ; un monde où l'on est consolé quand on a mal et quand on a peur. Mais en grandissant, ce monde s'écroule ; ou plutôt, on se rend compte qu'il n'était qu'un monde à l'intérieur d'un monde, une sorte de cocon : le véritable monde ne répond pas à l'appel de l'homme comme les adultes répondent aux enfants. Il est indifférent à la souffrance, il ne console pas spécialement, ne réjouit pas, frappe au hasard, donne et reprend sans raison.
Nous finissons par l'apprendre : la bonté de cœur n'est pas toujours récompensée tandis que la mesquinerie et le calcul paient ; le fort mange le faible, des innocents souffrent et des salauds prospèrent. Incarné dans une avalanche ou un accident d'avion, le hasard fauche des centaines de braves gens. On me répondra sans doute que beaucoup d'enfants le savent déjà, mais il y a tout de même une différence : les enfants le savent et l'oublient, tandis que les adultes n'en sont plus capables. L'arrivée de responsabilités change la perspective, fait passer l'envie de jouer au mariole, commence par teinter doucement les joies d'une sorte d'inquiétude — et avec les années, c'est l'angoisse qui déplie ses ailes.
On ne se protège pas du sort par la morale mais par la raison pratique. On peut considérer les sociétés comme autant de forteresses que les hommes ont fondées pour tenir le hasard et l'incertitude à distance, et rétablir la prédominance des lois morales. Grâce à la justice, le voleur est puni et l'on protège le faible contre le fort.
Les enfants vivent pleinement selon les lois des hommes. L'enfance est l'âge de l'ignorance bienheureuse et de l'interprétation morale du monde.
L'adolescence est l'âge de la transition : l'individu commence à entrevoir l'ombre de l'absurde et se rebelle de toutes ses forces pour continuer à croire que le monde est moral, c'est à dire qu'il est bon. C'est l'âge de la philosophie. C'est l'âge auquel on s'enthousiasme pour les grands systèmes expliquant que le monde n'est pas vraiment amoral, comme il en l'air, mais qu'il existe un principe négatif, un principe malin qui l'empêche de retrouver sa vraie forme.
La condition d'entrée dans l'âge adulte, c'est l'assimilation du caractère imprévisible et tragique du monde. C'est l'âge de la littérature. On découvre que les systèmes philosophiques ne fonctionnent jamais dans les détails car on découvre la nuance, on découvre ce que c'est que d'être un homme. On franchit les murs de la cité, comme dans les romans d'initiation, et on s'aperçoit qu'à l'extérieur, rien n'est certain, rien n'est fixé, et que les lois morales ne valaient qu'à l'intérieur des murs, dans ce petit monde retranché qui se prenait pour la totalité.
Il ne s'agit pas de rejeter la morale, mais d'accepter qu'elle soit une structure humaine à laquelle le monde n'est pas soumis. Or ce passage, notre époque ne le supporte manifestement plus. On peut même se demander si elle est encore capable de le comprendre.
Par-delà le bien et le mal
Lorsque le monde extérieur entre dans la ville, il passe par les portes du hasard et de la tragédie.
Le hasard, c'est l'avalanche ou le tremblement de terre qui engloutissent des dizaines d'innocents, parfois des gens formidables qui disparaissent sans raison. Passée la stupeur, le premier réflexe de l'homme moderne c'est de se tourner vers l'Etat et de lui demander des comptes. Car il nous faut un coupable, il faut que quelqu'un soit responsable ; il nous paraît invraisemblable que la Nature puisse être méchante sans que quelqu'un l'ait provoquée. La fatalité n'existe plus : c'est l'Etat qui a mal géré, c'est l'ingénieur qui a bâclé la conception des immeubles, et si ce n'est rien de tout ça, alors c'est l'Homme qui a provoqué la colère du monde en le polluant. Il faut que quelqu'un ait fait du mal pour que le mal nous revienne : la gratuité nous est insupportable. On confond notre petit monde moral avec les lois absurdes du monde. On raisonne comme des enfants.
La tragédie, c'est le conflit insoluble. C'est Antigone enterrant son frère, contre Créon défendant la cité. C'est aussi les petites tragédies du quotidien, où des gens qui s'aiment ne se comprennent plus. Les deux parties ont raison et tort, la morale est impuissante à trancher le dilemme, et tout se finit par un déchirement.
Avec l'affaire Vincent Lambert, l'opinion publique entre dans l'intimité familiale, et exige qu'une question tragique soit magiquement convertie en problème moral par la grâce de la législation. Il faut que l'Etat tranche, car l'homme moderne ne supporte pas l'incertitude : il lui faut un coupable et une victime. Et l'on rencontre de plus en plus de gens persuadés de tenir la réponse définitive, et devenant littéralement fous de rage si on leur demande de considérer un autre aspect des choses. Non ! Ils s'accrochent fermement à leur idée et refusent d'envisager que le monde puisse être flottant et incertain. Ils se comportent en adolescents.
On peut faire une excellente synthèse avec le dilemme des voitures sans pilote.
Le problème commence à devenir fameux : les concepteurs et techniciens de voitures sans pilote se demandent si, dans des cas très particuliers, il ne faudrait pas programmer la voiture pour se jeter contre un mur et tuer son passager, si cela peut éviter de renverser un groupe de piétons sur la route. On est exactement sur le nœud du problème.
Quand un être humain se retrouve dans la situation où il doit choisir entre jeter sa voiture contre un pylône ou bien renverser un autre être humain sur la route, le choix qu'il fait est trop rapide pour être moral. Ce qui se joue est hasardeux et tragique. Le chauffeur aura des réflexes conditionnés par toute une vie de rencontres et d'expériences. Il réagira en fonction de son environnement immédiat, de ce qui lui passait par la tête juste avant l'accident. Non seulement il est impossible de savoir ce qui se passera, mais il est encore impossible de trouver une issue morale, de dire "il faut qu'il se sacrifie" ou bien "il faut qu'il se sauve".
Par contre, si c'est une machine qui conduit, tout est différent car la machine a le temps de réfléchir. Elle pense mille fois plus vite, analyse mille fois plus vite que le chauffeur. Elle n'est pas influencée par le stress, elle n'a que des données neutres à sa disposition. Mais elle ne peut rien décider tant qu'on n'a pas transformé le choix tragique en un choix moral. Il faut absolument lui dire de ce qu'il est bon de faire : tuer le chauffeur ou tuer le piéton.
L'homme est incapable de répondre à cette question. Il vit sa vie sans savoir.
La machine ne peut pas agir sans réponse à cette question. Sans savoir, elle ne peut rien faire.
Et nous voilà tous à chercher comment tirer le conflit sur le terrain de la moralité. Et voilà que nous cherchons des critères objectifs là où il n'y a que le mystère irréductible de la vie : on peut se baser sur l'âge des deux personnes, et décider de sauver la plus jeune. On peut se baser sur le nombre d'individus qui se trouvent dans la voiture et sur la route, et se livrer à un calcul matériel qui, spontanément, nous paraît répugnant ; car nous ne sommes pas capables de nous passer du tragique.
La seule question, en définitive, est celle-ci : quelle part d'humanité sommes-nous prêts à abandonner pour résoudre le dilemme ? Jusqu'à quel point pouvons-nous nous permettre de penser comme des machines ?
Ne voudriez-vous pas plutôt mourir ?
S'il n'est pas question de critiquer l'entreprise de mise en forme de l'absurde à travers les civilisations, on peut se demander à quel type de société risque de conduire la négation pure et simple du caractère irrationnel du monde et des hommes.
Car l'aveuglement moraliste ne supporte pas la nuance. Il ne supporte pas la légèreté. Dans sa folie, il est persuadé que si le monde tourne mal, c'est qu'un principe extérieur en est la cause. Après tout, il faut bien que le Mal s'explique : par le diable, par la domination bourgeoise, par la corruption capitaliste ou par la méchanceté ontologique du désormais célèbre homme blanc hétérosexuel cis-genre. Dans tous les cas, quelqu'un doit être coupable ; et nos époques matérialistes post-chrétiennes ont un faible pour l'humanité elle-même.
De nouveaux prêtres d'une nouvelle église ont fait leur apparition. Ils sont extrêmement sérieux et solennels. Ils savent qu'ils portent le malheur du monde sur leurs épaules. Incapables d'enseigner aux adolescents que leur réalité n'était qu'un rêve humain, trop humain, les encourageant au contraire dans l'idée qu'il faut trouver la source du hasard et du tragique pour l'éradiquer, ils les empêchent de passer à l'âge adulte. Ils les préparent à devenir des juges aux mines sombres, fatigués, agressifs, toujours prêts à désigner celui en qui brille encore une étincelle d'humanité, et à l'accabler de reproches.
L'humanité est mauvaise, disent les nouveaux prêtres. On leur répondra qu'elle sait parfois faire preuve d'amour ; mais combien pèsent quelques anecdotes face au drame d'être responsable, chaque jour, du travail d'enfants dans des mines de cobalt parce qu'on a acheté un smartphone, et de l'aggravation du réchauffement climatique parce qu'on a laissé la lumière allumée trop tard, et de la souffrance des animaux abattus dans l'industrie alimentaire parce qu'on aime le jambon, et de la désertification parce qu'on s'est rabattu sur le soja, et de la peine causée à une connaissance homosexuelle parce qu'on a fait une blague qui nous a parue drôle ?
La vie est tragique parce qu'il faut bien vivre, et que vivre cause souffrance et drames absolument partout, même quand on ne les voit pas, à des niveaux de perception ou de conscience qui nous sont inconnus. Si l'on est un adulte, on en fait son compte et on vit avec. On assume et on s'en arrange comme on peut. Et l'on joue de légèreté, de comédie et de drame pour y survivre. Et l'on crée pour y survivre. Nous avons l'art pour ne pas mourir de la vérité, écrivait Nietzsche.
Mais si l'on est resté un enfant, que pouvons-nous répondre honnêtement aux prêtres ? On se débat avec de pauvres arguments, on dira qu'on peut trier ses déchets, qu'on peut réduire grandement l'impact négatif de sa vie, on dira qu'on peut apprendre à plaisanter de la bonne façon, mais la vérité est que tout dépend du degré de sensibilité des juges, et que le degré de sensibilité ne cesse d'évoluer en fonction de ce qu'on s'est déjà interdit.
On riait il y a quinze ans de sketches des Inconnus qui scandaliseraient aujourd'hui la plupart des jeunes adultes. Les hiérarchies de valeurs qui nous établissions alors étaient bien trop hiérarchiques pour les êtres subtils que nous sommes devenus. Les blagues sur les femmes, sur les tics régionaux, les "folles" comme on osait encore les appeler, nous horrifient aujourd'hui. Elles sont devenues très graves, car le monde va de plus en plus mal. Et déjà on sent que notre nez devient trop sensible à la légèreté envers les animaux, la hiérarchie naturelle entre eux et nous est de plus en plus insupportable.
Plus une culture devient raffinée, plus sa morale est délicate et précise, affûtée, plus en réalité elle devient tyrannique et moins elle produit des individus capable de créer. Tout l'effraie, tout la dégoûte, et jusqu'à ce qui semble pour d'autres des absurdités.
Voyez déjà où nous en sommes. Et voyez où nous allons.
Il est de moins en moins possible de discuter. Il est de moins en moins possible d'être léger. Le périmètre de ce dont notre morale nous laisse encore le droit de rire diminue chaque jour. Petit à petit, cette culture élève des individus timides, faibles, au sens où ils n'osent plus rien créer de peur de causer du mal. Comment faut-il faire ? Que quelqu'un nous le dise ! Comment faut-il écrire, que faut-il écrire, comment faut-il parler, de quoi faut-il rire ? Chaque faux pas est observé et trié, noté bon ou mauvais. Et ce n'est pas le faux-pas seul qui est classé, mais l'individu entier, reconnu coupable de l'état du monde. Vous êtes un raciste, monsieur. Vous êtes un salaud, monsieur. Tout irait bien mieux si les gens comme vous...
Ne soyez plus humains, disent nos nouveaux prêtres. Soyez des créatures prévisibles et logiques. Taisez-vous. Respectez les règles qui feront que le monde retrouvera son assiette. Vous pensez mal. Vous vivez mal. Vous êtes le problème.
Pourquoi ne deviendriez-vous pas plutôt des machines ? Soyez des robots. Les robots ne peuvent pas faire la moindre action amorale. Ils sont sages. Les robots échappent totalement au tragique, savez-vous ?
Mais oui. Eux au moins le peuvent. Et ils ont une méthode imparable pour cela : ils sont morts.