mardi 15 octobre 2013

Ce que je dois à Arthur Schopenhauer


Il y a quelques années, j'ai attrapé une maladie.

Elle n'était pas physique et ne mettait pas directement ma vie en danger, mais elle travaillait de l'intérieur, elle enflait et obscurcissait mes pensées. J'avais une conscience très claire de sa présence, je connaissais ses effets mais je ne savais pas que c'était une maladie. A l'époque j'étais persuadé de regarder les choses en face et d'avoir pris conscience d'une vérité extrêmement simple et n'ayant l'air de rien : tout était explicable.

L'angoisse m'avait vraiment enveloppé le jour où je m'étais rendu compte que le hasard n'existait pas. Ce n'était pas faute de le chercher pourtant, mais quelque action qu'on exerce dans ce monde, je la voyais toujours naître d'une cause strictement déterminée. Qu'on essaie seulement de produire un nombre au hasard. On pouvait jeter des dés, mais il me semblait évident qu'en le faisant toujours de la même façon, avec la même vitesse et le même geste, on obtiendrait toujours le même résultat : c'est à dire qu'en réalité ce n'était pas le hasard qui décidait, mais l'impulsion de départ, le poids du dé, la hauteur du jet, et qu'ainsi le résultat ne pouvait aucunement être différent de celui qu'on obtenait.

Ca n'a l'air de rien. Mais allons plus loin.

Je savais aussi qu'un ordinateur ne faisait pas appel au hasard pour produire une nombre aléatoire. Car personne ne sait ce qu'est le véritable hasard. L'ordinateur utilise des algorithmes de calcul très compliqués, résout des équations qui lui fournissent un résultat ayant l'apparence du hasard, c'est à dire qu'il semble connecté à rien, n'avoir aucune source.

Et pour l'esprit humain ? Et bien, des études ont montré qu'il est impossible même à un être humain de produire une série aléatoire de chiffres. On y repère toujours des séquences logiques, des motifs répétitifs. Mais voici ce qui me troubla encore plus profondément : si je remontais la chaîne d'événements aboutissant à ce que ma bouche prononce un chiffre quelconque, la vision était catastrophique.

Tout partait d'une interaction chimique. Quelque part dans l'univers, à un endroit précis situé exactement dans mon cerveau, deux particules fondamentales s'attiraient ou se repoussaient réciproquement. Puis cette action microscopique, agissant comme un interrupteur, entraînait une seconde réaction de plus grande ampleur (quoique toujours infinitésimale), et d'autres actions suivaient, dans une cascade d'événements en chaîne. Finalement, des neurones entiers s'activaient, des canaux s'ouvraient, des molécules circulaient, conduisaient un message codé, puis des artères se dilataient, des muscles frémissaient, et enfin langue et mâchoire s'activaient pour faire claquer une onde sonore portant le chiffre 7.

C'était catastrophique parce que ça signifiait que quelque chose d'autre que moi était la source de mes pensées. Et ce quelque chose, c'étaient les lois physiques fondamentales. Ca signifiait que chaque fois que je prenais une décision, ce n'était pas moi (en tant qu'individu autonome) qui le faisait : c'était simplement que quelque part dans l'univers, des particules inertes avaient réagi et déclenché une réaction en chaîne. En cours de route, cette réaction en chaîne générait une sorte de conscience, que je nommais "je" ou "moi", et qui s'imaginait être la source d'elle-même. Qui s'imaginait comme un individu libre alors qu'elle n'était qu'un témoin passif.

Je ne savais pas quoi faire de ces pensées gênantes. D'autres sources vinrent les nourrir par la suite, et ce fut un grand trouble lorsque je réalisai qu'il était possible de modifier la façon de penser des gens grâce à des médicaments. Les antidépresseurs notamment, étaient capables d'altérer totalement l'humeur d'une personne, et de changer un mélancolique en un individu insouciant. Cela semblait laisser les autres de marbre. Ca me rendait fou. Qu'une même personne puisse changer de caractère du tout au tout, avec la plus parfaite sincérité, sans avoir l'impression d'avoir été manipulée, simplement parce que des médicaments modifiaient des dosages de molécules dans son cerveau, voilà qui prouvait que, non seulement, l'âme n'existait pas, mais encore le "moi" non plus.

Le matérialisme total : l'individu n'existe pas. Même le sentiment d'être conscient, d'être différent de la matière inanimée est une illusion. Il y a quelque chose de cauchemardesque dans la conception immanente de l'univers, cette idée que tous les phénomènes du monde peuvent s'expliquer par eux-mêmes, sans qu'il y ait de mystère nulle part. Cela tient à ce que, si tout est explicable, il n'existe rien d'autre que des interactions chimiques : tout ce qui est poésie, sentiments, émotions, tout ce qui est art, beauté, palpitations, balbutiements de bébés, amoureux lovés, vertiges romanesques, et même tout ce qui est mystérieux se réduit fatalement à un mécanisme aveugle et froid, rapetissant la valeur de la vie, pourrissant toutes les ambitions, ternissant toutes les joies : deux particules élémentaires sont attirées l'une par l'autre. Rien d'autre, dans tout l'univers.

J'ai essayé d'expliquer ce que je ressentais au travers d'une longue nouvelle de fiction intitulée Le désespoir des automates (puis Brève entrevue avec le démon). Des gens l'ont lue, et quelqu'un m'a fait un jour cette remarque : "tu devrais lire Schopenhauer, tu adorerais." Sans doute pensait-il à Schopenhauer comme au cliché que l'opinion populaire a donné de lui, cette figure du pessimisme flamboyant, et sans doute croyait-il que ce philosophe dont je ne savais rien allait ajouter de l'eau à mon moulin.

C'est tout le contraire qui s'est passé. Arthur Schopenhauer m'a guéri.


J'ai commencé par lire un petit opuscule intitulé Métaphysique de l'amour sexuel. J'ai été dubitatif dans les premières pages. La thèse me paraissait superficielle et simpliste : l'amour-passion était guidé par l'instinct sexuel des individus. C'est à dire que ce qui guidait les amoureux transis n'était ni une complémentarité de caractères, ni l'espoir d'une vie meilleure, ni des jeux psychologiques complexes... mais le simple besoin de se reproduire.

Très déçu, je me souviens d'avoir failli arrêter de lire. Et puis dans un flash, alors que peut-être j'allais boire un verre d'eau, la véritable signification du texte m'est apparue en bloc. Tout en une seule fois. Une révélation. Schopenhauer disait exactement la même chose que moi : l'individu ne s'appartient pas. L'individu n'est qu'un témoin qui croit tenir les commandes. Car au fondement de sa conscience de lui-même, au-delà de son moi, et même au-delà des interprétations psychanalytiques, au-delà de l'histoire de sa vie et des circonstances, quelque chose de très profond était la source de ses pensées amoureuses. Et ce quelque chose, c'était son instinct de bête. Sa constitution d'animal, qui, rusée, présentait à sa conscience des images de félicité infinie ne pouvant devenir réelles qu'à condition de se rapprocher d'une autre personne. Et la conscience, témoin passif et juge impuissant, croyant être à l'origine de cette décision, et persuadée de se diriger vers le bonheur ultime, acceptait avec joie tous les sacrifices et tous les efforts demandés par la passion.

A partir de cet instinct initial, de cet éclair de pulsion agissant comme un interrupteur, d'autres réactions étaient déclenchées et s'enchaînaient dans des constructions élaborées. Étaient donc créées ensuite, comme des concrétions calcaires formant petit à petit un coquillage parfait : le caractère, la psychologie, les traumas, les comportements sociaux, etc. Mais palpitant sous toutes ces couches supérieures, aux tréfonds, battait ce cœur obscur qui était pulsion aveugle, commandée par la constitution même de l'individu. Le fait qu'il était un corps, et que ce corps était une partie d'un autre corps bien plus grand et plus profond, un corps abstrait et impalpable bien que maître de chaque être humain marchant sur la terre, et qu'on désignait sous le nom d'espèce.

Deux cents ans plus tôt, Schopenhauer s'était donc attardé sur le même problème qui m'avait paralysé. Assoiffé de réponses, je me suis alors jeté sur tout le reste de son oeuvre. Et Arthur Schopenhauer a lavé mon esprit fiévreux et lui a patiemment montré ce qu'il fallait voir, avec rigueur et méthode, sans complaisance mais sans drame.

Essentiellement ceci : tout n'est pas explicable. En réalité même, absolument rien n'est explicable.


En réalité, la raison humaine, fille d'une conscience n'étant pas maîtresse d'elle-même, n'est qu'un outil rudimentaire, très utile pour remonter des chaînes de cause à effet ("le verre d'eau s'est cassé - pourquoi ? parce que je l'ai fait tomber - pourquoi ? parce que je lui ai donné un coup de coude par accident - pourquoi ? parce que j'ai eu un geste trop brusque - pourquoi ?...") mais totalement inutile pour connaître les choses en elles-mêmes.

La raison est comme un hamster dans une roue : elle a l'impression d'avancer alors qu'elle tourne en rond. La raison n'est capable que de répondre à la question "pourquoi ?". Cette question est très intéressante car y répondre, c'est fonder une science ; elle permet de relier des phénomènes entre eux et ainsi d'en dégager des lois dont on se servira ensuite pour pratiquer la médecine, construire des maisons, classifier des plantes ou éviter de casser des verres d'eau.

Mais la raison est foutrement incapable de répondre à la véritable question concernant notre existence à tous : qu'est-ce que le monde ? Qu'est-ce que je suis ? Voilà la véritable question. Or la raison humaine, incapable de gérer autre chose que ce seul motif "un effet = une cause" ne sait que demander pourquoi, à l'infini. C'est le célèbre jeu des enfants, qui renvoient chaque réponse de leurs parents à son statut de question implicite, par un autre "pourquoi ?"

On peut toujours répondre à un pourquoi, ne serait-ce que par un "on ne sait pas encore". On ne peut pas une seule fois répondre à la question "qu'est-ce que ?" Répondre à "qu'est-ce qu'un être humain ?" par "c'est un animal" c'est répéter la même question dans d'autres termes. Personne ne sait ce qu'est un animal. Personne ne sait ce qu'est le monde en soi, personne ne peut le définir autrement qu'en utilisant des rapports à d'autres choses, et personne ne le pourra jamais.

Aussi, dit Schopenhauer, il est vrai que la conscience humaine ne s'appartient pas. Il est vrai que tout semble explicable, que les causes et les effets s'enchaînent si impeccablement qu'on peut remonter d'un phénomène extrêmement complexe comme une déclaration d'amour, un coeur qui bat, des émotions et des larmes, à un autre phénomène ultra simple et dénué de la moindre vie, comme l'interaction d'une molécule avec une autre. Mais nous voyons le monde de cette façon parce que notre raison fonctionne sur un mode de recherche des causes, et non sur une capacité à percevoir les choses dans leur essence propre. En réalité nous ne savons pas ce qu'est une molécule. Nous n'en avons pas le moindre foutu commencement d'idée. Nous ne faisons que dire "oui, telle chose arrive, car telle autre est arrivée", c'est à dire que par rapport à ce qui nous intéresse, nous ne disons rien du tout. Nous ne faisons que répéter sans le savoir la même question, sous une multitude de termes de plus en plus compliqués ; et cette question est :

Qui sommes-nous ?


Il ne sera jamais possible d'y répondre. Pourrait-on expliquer ce qui existait avant le Big-Bang, pourrait-on décortiquer le cerveau humain et en dresser une carte d'une précision un milliard de fois plus grande que tout ce que les neurosciences ont établi aujourd'hui, nous n'aurions pas progressé d'un cheveu dans la réponse à cette question simple.

La conclusion c'est qu'il ne faut pas s'en remettre à la raison lorsqu'il s'agit de regarder sa propre existence. La raison n'est d'aucun secours lorsqu'on se demande si un dieu existe, si je suis amoureux ou si ma vie est importante. Elle est même trompeuse, c'est une source d'erreurs infinies (on a cru pouvoir démontrer rationnellement l'existence ou la non-existence de Dieu à de nombreuses reprises, par exemple ; c'est impossible, encore une fois, c'est comme d'utiliser un marteau pour dévisser un boulon). Lorsque nous abordons ces questions d'une profondeur immense, c'est vers nous-même que nous devons nous tourner ; vers l'intérieur (je ne détaillerai pas plus, car l'exposé de la doctrine de Schopenhauer s'étend sur environ 2000 pages, et il se vante de ne s'y être jamais répété).

En revanche, la raison est le seul outil dont nous disposions dans la science, c'est à dire dans notre tentative de compréhension fonctionnelle du monde : comment les choses agissent les unes par rapport aux autres. Elle est là d'une aide irremplaçable. Dans ce cas, c'est de nos intuitions dont nous devons nous méfier, car elles sont facilement trompées (voir les illusions d'optique, les phénomènes d'hallucinations, etc.)

Raison et intuition, chacune dans leur coin, chacune dans leur domaine. La raison quand il faut tirer des lois - l'intuition quand on cherche à comprendre ce que sont vraiment ces lois en elles-mêmes.

Schopenhauer m'a réconcilié avec la métaphysique. Il a fait exploser la vision matérialiste que je m'étais construite et que le modèle de société occidentale m'avait inculqué en douce ("rien d'autre n'existe que la matière, tout le reste est blagues pour enfants, Père-Noël et foutaises de religieux débiles"). Et il l'a fait avec la patience d'un professeur bienveillant, reprenant tout à zéro, revenant sur des concepts fondamentaux qui m'avaient échappés, qu'on ne m'avait jamais exposés, expliquant sans jargon, soucieux de se faire bien comprendre.

La lecture du Monde comme Volonté et comme Représentation, de la Quadruple racine du principe de raison suffisante, des Deux problèmes fondamentaux de l'éthique, a été un éblouissement permanent. Le bonheur d'écouter quelqu'un m'exposer toutes les bases que j'aurais dû connaître avant de commencer à essayer de vivre par moi-même. La philosophie de Schopenhauer est une fondation, un point de départ sur lequel on peut enfin se sentir stable, cesser d'avoir l'impression de perdre pied dès qu'on se met à réfléchir à sa condition. Elle calme aussi l'angoisse terrible d'exister, l'horreur de se découvrir seule entité pensante au milieu d'un monde infini et indifférent. La philosophie de Schopenhauer réconcilie avec la contemplation. Elle réconcilie avec la poésie et le pouvoir transcendant de la musique.

Par la suite, en approchant Nietzsche notamment, certains détails de la doctrine m'ont semblé discutables. Pas faux non, mais discutables. Les bases en revanche, le monde comme Volonté et représentation, sont un trésor d'interprétation de l'univers et de la vie elle-même, une lumière et un tuteur sur lequel prendre appui. Ainsi m'accompagneront-elles tout au long de mon existence.

Et pour la maladie dont j'étais atteint avant de le rencontrer (ce qu'il nomme "rationalisme vulgaire"), Schopenhauer en prévoit l'épidémie et en fait l'objet d'une courte remarque en 1847, dans la seconde édition de la Quadruple racine. Je l'ai lue comme un clin d’œil de sa part, par delà la tombe.

Mais aussi, ces Messieurs savent-ils à quelle époque nous vivons ? L'époque depuis longtemps prédite est arrivée : l'Eglise vacille ; elle vacille si fort que l'on se demande si elle retrouvera son centre de gravité ; car la foi a disparu. La lumière de la révélation, comme toute autre lumière, a pour condition quelque obscurité. Le nombre a considérablement grossi de ceux qu'un certain niveau et un certain horizon de connaissances rendent incapables de croire. C'est ce qu'atteste l'extension générale prise par le rationalisme vulgaire qui étend de plus en plus sa face de bouledogue.

Ces profonds mystères du christianisme sur lesquels on a médité et disputé pendant des siècles, il se dispose tout simplement à les mesurer à son aune de boutiquier et croit par là faire des merveilles de sagesse. C'est surtout l'enseignement essentiel du christianisme, le dogme du péché originel, qui est devenu pour les têtes carrées du rationalisme un objet de risée ; n'est-il pas évident, disent-ils, que l'existence de chaque homme commençant à sa naissance, il est impossible qu'il vienne au monde déjà entaché de péché ? Comme c'est intelligent !

Tout comme les loups commencent à se montrer dans le village quand la misère et l'abandon prennent le dessus, le matérialisme, toujours aux aguets, relève la tête en ces circonstances et s'avance avec son acolyte, le bestialisme que d'aucuns appellent humanisme.

Plus les hommes deviennent incapables de croire, plus s'accroît le besoin d'acquérir des connaissances. A l'échelle du développement intellectuel, il existe un point d'ébullition où toute croyance, toute révélation, toute autorité s'évaporent ; où l'homme aspire à voir par lui-même et où il demande qu'on l'instruise, mais qu'on le convainque aussi. Mais, en même temps, son besoin métaphysique est tout aussi indestructible que n'importe quel besoin physique. Les aspirations à la philosophie deviennent alors de plus en plus impérieuses, et l'humanité, dans son dénuement, invoque tous les grands penseurs sortis de son sein.

Alors le verbiage creux et les efforts impuissants d'eunuques intellectuels ne suffisent pas ; il faut une philosophie sérieusement entendue, c'est à dire cherchant la vérité et non des appointements et des émoluments ; une philosophie, par conséquent, qui ne s'inquiète pas de savoir si elle agrée aux ministres et aux conseillers ou bien si elle s'accorde avec les dogmes débités par tel ou tel parti religieux dominant, mais qui montre que sa mission est toute autre que celle de constituer une ressource pour les pauvres d'esprit.

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