vendredi 31 octobre 2014

Liszt, Mozart, et quelques idées sur l'art

En 2011, mon père m'avait invité au concert de clôture de l'année Liszt. On y jouait Christus, un oratorio monumental de trois heures. Je peux bien le dire : j'ai eu peur de m'ennuyer. Malgré une certaine habitude de la musique classique, je redoute les longues pièces que je ne connais pas. Si elles sont difficiles, mon attention décroche, et j'ai l'impression de ne pas profiter de ce qui se passe. Mais comme je disposais de plusieurs semaines pour me préparer, j'ai décidé d'écouter un enregistrement de l'oeuvre chaque jour, au moins pour repérer des thèmes.

La première écoute a été épouvantable. Je n'ai rien compris. Tout me semblait d'une lourdeur incroyable, ça se traînait, les choeurs paraissaient entrer sans logique, certains mouvements duraient une demi-heure et j'étais incapable de savoir où je me trouvais. Je tentais de me repérer dans une forêt gigantesque et de chercher sinon une clairière, au moins un sentier. C'était assommant. Je n'ai même pas pu écouter jusqu'au bout.

L'écoute du lendemain ne m'a pas fait meilleure impression, mais comme j'étais maintenant certain de m'ennuyer pendant trois heures au concert, je n'ai pas voulu renoncer. Jean-Yves Clément, le commissaire général de l'année Liszt, avait rédigé un commentaire du Christus sur Internet, et prétendait que le mouvement de l'Entrée dans Jérusalem explosait de joie et de jubilation. Pour me motiver, et approcher l'oeuvre avec quelque chose de facile, j'ai donc écouté l'Entrée dans Jérusalem. Je n'ai entendu ni joie ni jubilation. C'était interminable. Parfois j'avais l'impression qu'il allait se passer quelque chose, et puis finalement non, et il fallait subir de longs traits de musique immobile, même pas très belle. Je me suis dit que Jean-Yves Clément en rajoutait des tonnes.

Et ainsi de suite. Il m'a fallu peut-être huit ou dix tentatives avant le déclic. Avant cette huitième ou dixième écoute, je commençais à retenir des thèmes, à me repérer dans la structure d'ensemble, et ça devenait beaucoup plus écoutable. Le Stabat Mater preciosa m'est rapidement apparu très beau, très délicat, assez proche de Berlioz. Petit à petit ça me devenait familier, mais ça restait de la musique, et pas la meilleure que j'aie jamais entendue.


Et finalement : que se passe-t-il dans ces moments-là ? Qu'est-ce qui fait qu'à la neuvième écoute vous trouvez ça chouette, et même peut-être beau, et qu'à la dixième vous vous traîneriez à genoux d'adoration ? A un instant c'est beau ; l'instant d'après il n'est plus possible d'en parler. Une amie, élevée dans un environnement en contact régulier avec des hispanophones, m'avait raconté comment, à l'âge de dix ans, son cerveau était brusquement passé à l'espagnol. Jusque là, elle pensait en français, s'exprimait en français, et n'avait fait que se repérer dans les conversations espagnoles. Et puis un jour, le déclic s'était fait, comme une révélation. La langue lui était venue d'un coup, la façon de parler, de penser, de tourner les phrases. J'aime penser que la même chose se produit avec la musique et avec l'art : à force de les fréquenter, on ne se contente plus de voir, on finit par comprendre.

Le concert a été grandiose. Aujourd'hui, je ne sais plus comment j'ai pu trouver un jour que Christus était lent et pénible. Evidemment, bien évidemment que l'Entrée dans Jérusalem exultait de joie, mais pas seulement. Tout comme cette soirée où j'avais assisté au Lac des cygnes de Tchaikovsky sur une scène trop petite, blasé dans les premiers instants parce que Sigfried empêtrait son épée dans les rideaux, avant de prendre finalement la plus violente et la plus merveilleuse claque artistique de ma vie, il m'est impossible de trouver des mots pour en parler. A certains moments, il me semblait seulement que c'était trop et qu'il fallait que ça s'arrête. Trop, dans l'absolu, trop fulgurant, trop merveilleux pour être soutenable.

Il y a une différence entre la beauté, même la grande beauté, et cet état d'émerveillement métaphysique. C'est une différence subtile, mais en même temps gigantesque. J'ai écouté de la musique classique pendant trente ans sans m'en rendre compte : c'était seulement beau. Je n'ai brisé ce mur de la beauté et compris qu'il y avait quelque chose derrière que grâce à Jean-Philippe Sarcos, le chef d'orchestre d'un ensemble symphonique appelé Académie de musique de Paris, dans lequel je suis choriste.

Il y a quatre ou cinq ans, nous étions en train de travailler la Grande Messe en ut mineur de Mozart, et Jean-Philippe s'évertuait à nous demander de l'émotion dans le texte, c'est à dire qu'il tentait de nous faire chanter de la musique et pas mettre bêtement des paroles sur des notes. Kyrie eleison, s'emportait-il, ça signifie Seigneur, prends pitié. C'est une supplication. Alors suppliez ! Je veux vous entendre supplier ! Ne me dites pas Kyrie eleison comme vous diriez qu'il fait beau aujourd'hui. Que vous soyez croyant ou non, ça n'a aucune importance : à ce moment-là, de toute votre âme, vous devez supplier.

Et bien, que dire ? J'ai supplié. Vous croyez que c'est facile de supplier ? Vous croyez que c'est un jeu, et qu'il suffit de plisser un peu les yeux, de mettre un peu de tremblement dans la voix ? Moi aussi, je croyais. Mais si vous voulez que quelque chose se produise, il faut accepter de se rendre vulnérable et prendre le risque d'être sincère. Il faut supplier pour de bon.

Seulement, sur quoi puis-je m'appuyer, moi qui ne suis pas croyant ? Et bien fouillons. Car je l'ai en moi, cette même émotion qui saisit le Chrétien devant la présence de son Dieu, je l'ai en moi quand je tourne les yeux vers le ciel d'une nuit d'été, et que la Voie Lactée m'éclate au visage, quand tout me chuchote : tu n'es rien. Je l'ai en moi cette supplication, cette tentation de tomber à genoux en espérant que quelqu'un m'écoute ou m'entende, je l'ai en moi toutes ces fois où le destin frappe, ou bien lorsque je suis seul et inquiet, toutes ces fois où je me demande pourquoi est-ce que j'existe, toutes ces fois où je prends conscience de mon insignifiance et de la vanité de mes ambitions. Je l'ai en moi cette soif de réponses, cette humilité devant l'immensité et la magnificence impassible du monde. Alors supplions. Chantons Kyrie eleison, Seigneur, prends pitié, et supplions, par tout ce qui nous est cher, supplions.

Et peut-être que, le temps d'un tremblement métaphysique, le voile se soulèvera et je verrai le gouffre qui sépare la beauté de l'art. Et bien plus : sans doute me trouverai-je à un cheveu de comprendre tout l'univers. Il y a tout cela dans la Grande Messe en ut mineur, il y a tout cela aussi dans le Christus de Liszt, et dans quantité d'autres oeuvres.




Ecoutez comme les choeurs répètent Kyrie eleison sur tous les tons possibles pour être entendus (démonstratif, cajoleur, imposant, obsessionnel...) et allez jusqu'au merveilleux solo de la soprano à 2 minutes 35. Puis voyez l'humilité et la douceur avec laquelle le choeur lui fait écho vers 2'50, l'émotion avec laquelle il reprend confiance vers 3'30, et enfin cette libération, ce soulagement indicible dans la mélodie, voyez comme tous les noeuds se dénouent juste après 4'30.

Ce n'est pas seulement beau. C'est en relation profonde avec ce que nous sommes.

Que se passe-t-il en réalité ? Ca devrait maintenant paraître presque évident : Mozart vous aide à mettre une forme sur ces sentiments, d'ordinaire enfouis dans des profondeurs qui les rendent difficiles à exprimer, difficiles à saisir, et surtout, qui font qu'on passe son temps à les oublier. Si l'on joue le jeu, c'est à dire si l'on est sincère, si l'on prend le risque de se mettre à nu, on dispose soudain d'une forme très précise dans laquelle se couler : une forme qui va révéler aux spectateurs, mais à nous-même avant tout, ces grandeurs et ces gouffres cachés.

Et parce qu'il était un obsessionnel de la forme, parce que la musique avait éduqué son regard, Mozart savait exactement ce qu'il faisait. Il a passé sa vie à perfectionner son art selon les canons de son époque et les siens propres. Il a développé un langage ferme, une puissante cage formelle où faire tenir l'absurdité du monde. Dans le cadre des règles musicales inventées et développées par ses prédécesseurs, il a mis son propre génie, c'est à dire son individualité, sa vision personnelle. Ce que vous entendez, ce n'est pas juste une chanson, ce n'est pas juste un divertissement, ce n'est pas juste pour passer le temps ou pour faire joli : c'est la façon dont Mozart voyait le monde, dans le langage unique qu'il a créé pour le dire.

Et là où n'importe qui d'autre tenterait de vous faire partager sa joie ou son angoisse en bredouillant de longues tirades désordonnées, là où on se débattrait avec la part d'indicible qui est à notre racine, là où l'impression causée par des paroles brouillonnes s'effacerait très vite, Mozart fait chanter à sa soprane Christe eleison, et on comprend tout, et ça ne s'oublie plus jamais.

Voilà peut-être pourquoi les différents courants artistiques demandent chaque fois une nouvelle initiation, voilà pourquoi il faut du temps pour apercevoir la pleine puissance de Raphaël et des fugues de Bach : il faut d'abord apprendre leur langue. Nous qui n'avons comme moyen d'expression qu'un langage mal maîtrisé, des termes flous, des expressions imprécises, nous dont le regard s'éparpille, nous voyons apparaître soudain, sous une lumière nouvelle, ces replis obscurs qui nous relient au fond irrationnel de l'univers.

Mais tout cela bien entendu, il faut cesser d'y réfléchir dès que les premières notes se font entendre.

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