lundi 12 janvier 2015

Charlie

Je crois qu'on se trompe, sur Charlie Hebdo : les dessins des gars de Charlie Hebdo n'étaient ni tendres ni très subtils. Mais ils fouettaient le sang, et j'aimais ça. Et j'aimais ces types.

Leurs dessins me tapaient souvent sur les nerfs, mais paradoxalement j'adorais leur ton de bouffeurs de curés, leurs gauloiseries qui me rappelaient aussi la bande à Gotlib, les chieurs de Fluide glacial et de l'Echo des savanes, tout ce petit monde de grands gamins qui parlaient de cul avec vulgarité et décontraction, et se foutaient d'à peu près tout ce que la société trouvait sacré. Je me souviens de ma gêne en découvrant ces journaux quand j'étais étudiant : je trouvais ça marrant, mais marrant comme des conneries qu'on se raconte entre potes à la cafétéria de la fac, et qui font rire grassement ; et en même temps, ce doigt d'honneur permanent envers absolument tout m'agaçait. Quand j'y pense, aujourd'hui, je trouve ça très représentatif d'un certain esprit français, foutraque et irresponsable.

Luz l'a redit récemment aux Inrocks : on fait d'eux aujourd'hui des symboles qu'ils n'ont jamais été. C'étaient juste des mecs qui dessinaient des petits crobards dans leur coin, et qui voulaient continuer à faire leurs trucs même sous les menaces.

Ils revendiquaient une légèreté de ton qui n'existe quasiment plus, à une époque où des universitaires écrivent des thèses pour expliquer qu'on ne doit plus rire des minorités car le rire est porteur d'oppression sociale, et où, de façon très américaine, chaque saillie humoristique est analysée par des sociologues, des associations féministes ou anti-racistes, afin de porter plainte au cas où elle contribuerait à renforcer un système de domination patriarcal hétérosexuel blanc, etc. Le ton méchant, gratuit, féroce et irresponsable de Charlie Hebdo était une spécificité française, et cette spécificité est en train de mourir. Elle est même sans doute déjà morte, puisque les leaders ont été poussés vers la sortie ou ont pris de l'âge.

Pour moi, bien sûr, l'exécution de mercredi dernier était une attaque contre la liberté de penser, la liberté d'expression et la liberté de la presse. Mais pas seulement. D'ailleurs, en réalité, je pense que beaucoup de gens ne souhaitent aucunement la liberté d'expression. Je pense que si on interrogeait vraiment les gens qui ont manifesté, si on leur demandait s'il est acceptable de se moquer ouvertement des musulmans, pas seulement des intégristes mais bien des musulmans, ou de Mahomet, exactement comme Charlie se foutait en permanence de la gueule des catholiques, et pas du tout des "catholiques intégristes" comme on le prétend, pour beaucoup la réponse serait non. Non, on ne doit pas se moquer des croyances des gens.

Alors ce que je ressens, et je pense que beaucoup de gens l'ont ressenti aussi (peut-être pas consciemment), c'est que l'époque où j'ai grandi, l'époque des coups de gueule de Cavanna, des conneries grasses et sous la ceinture de Gotlib, Choron et Wolinski (Wolinski franchement, qu'on ne me dise pas que Wolinski faisait de l'humour subtil, c'était au niveau des dessins de cul sur des murs de toilettes publiques) est révolue. On est entré dans une période affreusement sérieuse, où les gens ne supportent pas qu'on touche à leur petite sensibilité en sucre.

Au-delà de la liberté d'expression, je me demande si les gens ne se sont pas rendu compte que, de façon finalement peu universelle, on s'en était pris à la France, directement à la France, à quelque chose de spécifiquement français. C'est peut-être en partie pour ça que j'ai entendu beaucoup de "vive la France" dans la marche de dimanche.

Vive la France, oui. Mais malheureusement, au moins pour la joie que nous éprouvions autrefois à nous marrer de nos propres croyances, et nous marrer sans subtilité, comme des cons de bachots, c'est déjà trop tard.

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