mardi 10 novembre 2015

Tu es cela.


La colère me saisit tout entier, comme la venue d'une tempête décolore le ciel.

Soudain, je dois me plier au caprice d'une force que je n'ai pas décidée, mais qui vient de surgir d'elle-même. Cette pulsion qui me fera renverser un meuble, qui fera trépigner les muscles de mes bras et leur donnera envie de cogner, je la connais. Je l'ai déjà observée ailleurs. Je l'ai reconnue dans la fureur de la nature, qui arrache les toitures, déracine les arbres et jette les voitures en travers des routes par le souffle d'un ouragan. Je l'ai vue aussi transformer de paisibles fleuves en furies infernales avalant les champs, les maisons et les hommes. Cette pulsion de colère, qui m'est si intime et si immédiate, je dis pourtant qu'elle est identique à celle qui fait cracher aux soleils des langues de feu de cent millions de kilomètres, et identique aussi à celle qui fait se fracasser d'énormes astéroïdes sur des planètes où tout était calme depuis un milliard d'années.

Si je regarde autour de moi, c'est mon propre visage que je découvre. Tat tvam asi, professait la philosophie indienne du Vedanta  : « tu es cela ». Je sais, écrivait Schopenhauer dans un accès de fièvre prophétique, je sais qu'on me traiterait de fou si je prétendais que le chat qui joue actuellement dans la cour est le même que celui qui y faisait les mêmes bonds il y a six cents ans, mais je sais qu'il est bien plus fou encore de croire que ces deux chats sont totalement différents de part en part.


La nature est engagée dans un mouvement aveugle, qui pousse les choses d'un état d'équilibre à un état de déséquilibre, puis ramène ce déséquilibre à un autre équilibre. Les soleils naissent, traversent des vies de rage, secouées d'explosions nucléaires, puis meurent et renaissent ailleurs. Les pierres roulent sur les chemins, les neiges tombent, gèlent et fondent. Les automnes succèdent aux étés, puis les printemps aux hivers, les tempêtes aux soirs calmes, la décadence à la grandeur, les hurlements aux silences, et rien n'y échappe.

Même l'homme, qui croit posséder pourtant un certain contrôle sur lui-même, même l'homme est irrésistiblement soumis aux colères et aux tristesses, avant de redevenir un agneau. Et il ne s'agit jamais d'une décision : pas plus que les cieux ne décident de tourner à la tempête nous n'avons de contrôle sur nos émotions. En pleine furie, il est inutile de démontrer à un homme qu'il a tort, comme il était inutile d'expliquer au météore qui tua les dinosaures qu'il était en train de saccager l'oeuvre de plusieurs millions d'années d'évolution. Le météore ne pouvait pas réfléchir, et nous si ; mais ça ne fait aucune différence. Ce que nous appelons le moi, la conscience ou l'âme, ne fait qu'assister au spectacle. C'est un oeil, pas un capitaine. Sous l'empire de l'émotion, les fééries métaphysiques disparaissent : nous sentons à quelle profondeur s'attache notre dépendance aux forces éternelles de l'univers.

Je suis un corps et rien d'autre, et mon âme est une partie de mon corps, tonnait le Zarathoustra de Nietzsche. Et comme les soleils et les ouragans, corps et âme passent d'équilibres et déséquilibres, de calmes en tempêtes.

C'est d'avoir cru pendant trop longtemps que l'âme n'était pas enchaînée au monde qui a conduit les hommes à justifier les pires horreurs. C'est d'avoir cru que l'âme humaine était originellement bonne qui les a rendu fous. Ils ont imaginé que le mal venait du corps, ou bien de la société, et qu'il fallait donc dresser le corps, ou reconstruire la société. Ils ont voulu en faire des objets qui, au sein du cosmos, ne seraient pas soumis aux lois du cosmos ; des objets qui resteraient éternellement dans un état d'équilibre et ne passeraient jamais au déséquilibre. Un corps parfaitement dénué d'émotions, une société de bonheur éternel.

Fous que nous avons été. Fous que nous persistons à être.

Je suis la nature. Comment pourrais-je en douter ? Je n'ai qu'à ouvrir les yeux pour le savoir. Tat tvam asi, « tu es cela » : tour à tour colère, destruction, rage, et puis paix, gentillesse et douceur, car tu es de la même matière que les étoiles. Tout entier, de l'âme à la tête et de la tête aux pieds, tu es un fragment du cosmos.

Seulement, voilà.

Quand la force qui soutient l'univers s'élève jusqu'à la conscience, chez l'homme donc, quand les ouragans, les explosions nucléaires et les collisions d'astéroïdes acquièrent la capacité de voir et de penser, en la personne de l'être humain, alors, pour la première fois, cette force autrefois aveugle est obligée de contempler son oeuvre. Elle prend brutalement conscience de la quantité d'horreurs qu'elle doit produire pour parvenir à de minuscules et éphémères beautés. Et elle se dit, par l'intermédiaire de l'homme : ça ne vaut pas la peine. Le prix est trop élevé. Des enfants, des vieillards, des innocents souffrent, tremblent et agonisent, les œuvres de toute une vie d'efforts sincères et humbles disparaissent en une seconde, et tout cela seulement pour permettre que brillent pendant quelques heures une poignée d'étoiles dans le lointain, pour qu'un rayon de soleil éclaire la brume d'une campagne, ou qu'un oiseau recueille dans son petit bec quelques gouttes de l'eau d'un lac.

Voilà pourquoi il arrive à l'homme de se haïr. Voilà pourquoi il essaie de se sauver en se racontant que son âme au moins, est originellement bonne. Il croit que c'est son oeuvre à lui qu'il déteste, le produit de son corps, le produit de sa culture, mais il se trompe : c'est la nature des choses, enfermée toute entière dans sa poitrine étroite, qui se contemple soudain dans un miroir et pousse un cri d'effroi.

Tel est notre malheur.

Ou bien nous continuons d'aimer la beauté et la vie, et il faudra embrasser la souffrance avec elles. Ou bien nous ne voulons plus rien voir, et nous refermons cette paupière ouverte sur nous-mêmes qu'est la conscience humaine. Vouloir la vie mais refuser qu'elle implique aussi souffrance et drame, c'est refuser de faire partie du monde, c'est croire qu'on est au-dessus du cosmos, au-dessus de la nature ; et finalement, c'est ne pas vouloir la vie.

2 commentaires:

  1. Tout ce que tu écris ici me semble discutable ; j'aimerais pouvoir étayer et réfuter chaque piste que tu disposes ; ce qui est à mes yeux positif et précieux.

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