lundi 9 avril 2012

Les mots

Les mots, les mots, les gens se gargarisent tellement de mots, ils en ont plein la bouche et plein les mains, et ils en laissent de grosses traces odorantes partout où ils veulent se montrer distingués. « Les mots, mes meilleurs amis, les mots que je sculpte et que je tricote, les mots que je mets sur mes maux », et toutes ces salades écoeurantes, étincelantes comme de vieilles breloques, poisseuses de médiocrité.

Ca chlingue partout les mots, l'odeur me rend fou. Dans la presse, les éditoriaux, les reportages, les entretiens et les décryptages ; dans ce qu'on fait semblant de nommer encore  « littérature », les romans, les essais et ces pimpants blasphèmes que sont les autofictions ; à la télé et à la radio ; sur les affiches de films de toutes les rues de Paris ça pue les allitérations minables, les contrepéteries et la branlette emphatique. Ca pue les jeux de mots consternants dans le métro, ça refoule la poésie pas fraîche, pré-digérée et encore chaude d'avoir été régurgitée, ça pue dans les opérations publicitaires des grandes surfaces (« les zeufs », c'est le nom de la campagne d'animation d'Auchan pour Pâques - il faut comprendre "les oeufs", mais si quelqu'un devine un quelconque intérêt à ce détournement, qu'il me fasse signe) ça pue sur Facebook et sur Twitter, l'Internet entier est un cloaque bourré à craquer de phrases incohérentes, de néologismes barbares, de tournures snobs copiées sur ce que rumine le troupeau des illettrés médiatiques.

Car puisque plus rien n'a de sens, il ne reste qu'à se goinfrer avec la forme. On fait croire ainsi qu'il y a encore du contenu derrière les mots, c'est à dire qu'il y a encore de la vie qu'on peut raconter. Mais la vie est déjà loin et les mots ont rompu leurs liens avec le sens depuis longtemps, ils flottent maintenant dans l'espace, tous gonflés et suffisants, et ce qui reste d'êtres humains s'en sert pour ne rien nommer, ne rien désigner, ne rien expliquer en prétendant tout connaître. On en fait des constructions compliquées, on les empile, on les tord dans tous les sens pour tenter d'en exprimer le principe pur, c'est-à-dire le non-sens terminal, et jaillissent ainsi des créatures abjectes et terrifiantes de vide, de monstrueux dieux en toc, attifés pour cultiver de loin une ressemblance avec ce qu'on appelait de "mauvais jeux de mots", lorsque les jeux de mots avaient encore une réalité.

Et cette poésie répugnante du métro, par pitié, ces autoérotismes, ces petites projections satisfaites qu'on affiche glorieusement dans le néant et qui disparaissent à peine les a-t-on remarquées, sans avoir éclairé ou éveillé quoi que ce soit, sans avoir eu le moindre rapport avec le plus petit phénomène réel.

Nous vivons les derniers temps avant le vide.