jeudi 22 janvier 2015

Se reposer sur son concept

Il me semble que beaucoup d'écrivains prétendent écrire en commençant par se poser la question et si ? : « et si telle situation se produisait dans le monde réel ? » Or il est souvent facile de repérer les histoires bâties de cette façon, parce qu'elles sont dépourvues d'intrigue. On n'y fait que présenter la situation, montrer le décor, y agiter des marionnettes, mais rien n'évolue : elles débouchent rarement sur des histoires. Je crois que cela s'explique parce que et si ? est un point de départ, et qu'il faut une grande force pour en arracher l'imagination, qui a tendance à y rester bloquée par fascination. Même Ray Bradbury tombe dans le piège dans Fahrenheit 451.

J'ai une certaine admiration pour Bradbury, mais c'est une admiration mesurée et critique (au contraire de l'idôlatrie déraisonnable que j'éprouve envers Stephen King, et qui me pousse à lui pardonner de honteux ratages tels qu'Insomnies, Dreamcatcher, ou le dernier tome de La Tour Sombre). Fahrenheit 451, on peut se permettre de le répéter, est un roman jubilatoire, étourdissant d'intelligence. Mais Montag est un personnage-prétexte, et sa traque par les pompiers est traitée par dessus la jambe. Ce qui compte pour Bradbury, c'est de détailler le fonctionnement de son univers dystopique, de décrire le décor, et par là de faire écho à la société contemporaine. Finalement, et comme à son habitude, Bradbury n'avait que son concept en tête. Il s'en est servi pour écrire quelques pages éblouissantes, mais à côté de ça, l'intrigue est d'une étonnante pauvreté. Il n'a pas su, ou n'a pas trouvé nécessaire de transformer son concept en histoire ; il a seulement ajouté quelques éléments d'intrigue à son concept, pour pouvoir lui donner l'apparence d'un roman.

mercredi 14 janvier 2015

A propos de culture - 1ère partie

Si l'on utilise en français le mot « culture » pour désigner d'une part la richesse des connaissances assimilées par un individu, mais d'autre part aussi l'ensemble des tâches visant à fertiliser la terre, ce n'est certainement pas un hasard. Ce mot de « culture », que notre époque brandit à tout-va sans jamais le définir, doit avoir un rapport intime avec le travail de la terre et la fertilisation des sols. C'est un terme qui porte avec lui une sorte de gravité mystique attachée à l'une des plus vieilles activités humaines ; il contient les labours, les herses, le travail opiniâtre des chevaux, les sillons et la terre retournée qui fume ; il contient les semences, l'eau et le soleil, les saisons et la longueur du temps. Pour cela déjà, on ne devrait pas se le jeter négligemment à la tête dans les débats télé, comme si c'était une chose légère, avec laquelle il est facile de jongler.

Mais puisqu'il parait que la culture est très importante, puisqu'on nous en parle sans arrêt comme d'une priorité sociale, il faudrait peut-être aussi se demander de quoi il s'agit vraiment ; et surtout ce qui la rend si importante, à notre époque peut-être plus qu'à toute autre dans le passé.

Une collection de titres de livres, de chansons, de dates, de lieux et d'anecdotes, voilà ce qu'elle semble souvent désigner. Une phrase d'introduction piquée dans une encyclopédie, pour ne pas être pris au dépourvu devant un terme nouveau, voilà qui fait également l'affaire. C'est à dire, comme l'écrivait Ray Bradbury dans son merveilleux Fahrenheit 451 : des faits qui "ne changent pas", des "données incombustibles". Ou bien, dit autrement : des récitations. Ou encore, pour en finir : des bits informatiques. N'est-ce pas ? Puisque nous sommes des machines.

Bourrez les gens de données incombustibles, gorgez-les de "faits", qu'ils se sentent gavés, mais absolument "brillants" côté informations. Ils auront l'impression de penser, ils auront le sentiment du mouvement tout en faisant du sur place. Et ils seront heureux parce que de tels faits ne changent pas.
Ray Bradbury - Fahrenheit 451

Je suis épouvanté par l'image que la modernité voudrait donner de l'être humain : une machine sophistiquée, qui clignote quand elle donne les bonnes réponses. Mais une machine, si compliquée et clignotante qu'elle soit, n'est jamais qu'un objet mort : une pierre capable de computation. Cette conception mécaniste et macabre nous est si bien rentrée dans le crâne que nous ne savons plus que faire avec ce terme de « culture »  ce qui nous conduit à le renvoyer à ces collections de données incombustibles. Car à la fin, c'est bien vrai : si l'être humain est un ordinateur, alors on peut concevoir qu'il en existe différentes configurations, comme à Auchan. Certains ont un disque dur bien fourni en informations (dans le jargon, on les appelle cultivés) et d'autres non.

Sauf que ce n'est pas ça.

lundi 12 janvier 2015

Charlie

Je crois qu'on se trompe, sur Charlie Hebdo : les dessins des gars de Charlie Hebdo n'étaient ni tendres ni très subtils. Mais ils fouettaient le sang, et j'aimais ça. Et j'aimais ces types.

Leurs dessins me tapaient souvent sur les nerfs, mais paradoxalement j'adorais leur ton de bouffeurs de curés, leurs gauloiseries qui me rappelaient aussi la bande à Gotlib, les chieurs de Fluide glacial et de l'Echo des savanes, tout ce petit monde de grands gamins qui parlaient de cul avec vulgarité et décontraction, et se foutaient d'à peu près tout ce que la société trouvait sacré. Je me souviens de ma gêne en découvrant ces journaux quand j'étais étudiant : je trouvais ça marrant, mais marrant comme des conneries qu'on se raconte entre potes à la cafétéria de la fac, et qui font rire grassement ; et en même temps, ce doigt d'honneur permanent envers absolument tout m'agaçait. Quand j'y pense, aujourd'hui, je trouve ça très représentatif d'un certain esprit français, foutraque et irresponsable.

Luz l'a redit récemment aux Inrocks : on fait d'eux aujourd'hui des symboles qu'ils n'ont jamais été. C'étaient juste des mecs qui dessinaient des petits crobards dans leur coin, et qui voulaient continuer à faire leurs trucs même sous les menaces.

Ils revendiquaient une légèreté de ton qui n'existe quasiment plus, à une époque où des universitaires écrivent des thèses pour expliquer qu'on ne doit plus rire des minorités car le rire est porteur d'oppression sociale, et où, de façon très américaine, chaque saillie humoristique est analysée par des sociologues, des associations féministes ou anti-racistes, afin de porter plainte au cas où elle contribuerait à renforcer un système de domination patriarcal hétérosexuel blanc, etc. Le ton méchant, gratuit, féroce et irresponsable de Charlie Hebdo était une spécificité française, et cette spécificité est en train de mourir. Elle est même sans doute déjà morte, puisque les leaders ont été poussés vers la sortie ou ont pris de l'âge.

Pour moi, bien sûr, l'exécution de mercredi dernier était une attaque contre la liberté de penser, la liberté d'expression et la liberté de la presse. Mais pas seulement. D'ailleurs, en réalité, je pense que beaucoup de gens ne souhaitent aucunement la liberté d'expression. Je pense que si on interrogeait vraiment les gens qui ont manifesté, si on leur demandait s'il est acceptable de se moquer ouvertement des musulmans, pas seulement des intégristes mais bien des musulmans, ou de Mahomet, exactement comme Charlie se foutait en permanence de la gueule des catholiques, et pas du tout des "catholiques intégristes" comme on le prétend, pour beaucoup la réponse serait non. Non, on ne doit pas se moquer des croyances des gens.

Alors ce que je ressens, et je pense que beaucoup de gens l'ont ressenti aussi (peut-être pas consciemment), c'est que l'époque où j'ai grandi, l'époque des coups de gueule de Cavanna, des conneries grasses et sous la ceinture de Gotlib, Choron et Wolinski (Wolinski franchement, qu'on ne me dise pas que Wolinski faisait de l'humour subtil, c'était au niveau des dessins de cul sur des murs de toilettes publiques) est révolue. On est entré dans une période affreusement sérieuse, où les gens ne supportent pas qu'on touche à leur petite sensibilité en sucre.

Au-delà de la liberté d'expression, je me demande si les gens ne se sont pas rendu compte que, de façon finalement peu universelle, on s'en était pris à la France, directement à la France, à quelque chose de spécifiquement français. C'est peut-être en partie pour ça que j'ai entendu beaucoup de "vive la France" dans la marche de dimanche.

Vive la France, oui. Mais malheureusement, au moins pour la joie que nous éprouvions autrefois à nous marrer de nos propres croyances, et nous marrer sans subtilité, comme des cons de bachots, c'est déjà trop tard.