mardi 2 décembre 2014

L'art n'est pas le contraire de la barbarie

J'ai lu récemment que la meilleure interprétation de la neuvième symphonie de Beethoven jamais enregistrée était celle de Wilhelm Furtwängler, en 1942 avec le Philharmonique de Berlin. J'avais déjà entendu parler de cette version, et dans les mêmes termes admiratifs : tension permamente, ouverture des portes de l'enfer dans le deuxième mouvement, folie démoniaque du timbalier, fleuve grandiose de mélancolie dans le troisième mouvement, exultation du choeur et cataclysme de la dernière partie.

Je le crois volontiers. Furtwängler est réputé pour être l'un, ou peut-être le plus grand chef d'orchestre du XXème siècle (sa seule présence dans la pièce changeait la texture de la musique, racontait je ne sais plus quel violoniste), et le Philharmonique de Berlin était alors au sommet de sa gloire.

Seulement, il n'y a pas besoin de réfléchir longtemps pour situer le contexte à Berlin, en 1942. L'Allemagne nazie et le troisième Reich étaient aussi au sommet de leur gloire. Et pendant que Furtwängler y faisait briller l'immortelle musique de Beethoven, à Auschwitz on tentait de faire disparaître les Juifs de la surface de la terre.



Après la guerre, Furtwängler a subi un procès en dénazification, et n'a cessé de dire qu'il était resté à son poste à Berlin pour sauver l'honneur de la musique allemande. Comme Richard Strauss, qui prétendait n'avoir jamais vraiment compris ce qui se passait, je le crois plus ou moins sincère (je crois surtout que, comme tous les génies, il se désintéressait commodément de ce qui ne concernait pas son art), et mes sentiments envers lui sont partagés mais relativement bienveillants.

Quoi qu'il en soit, il reste cet enregistrement. Et mieux : si l'on cherche « Beethoven ninth Furtwängler 1942 » sur YouTube, on trouve une captation vidéo du concert. La meilleure interprétation jamais donnée de l'une des oeuvres les plus magnifiques, les plus porteuses d'espoir et de joie jamais composées.

La qualité audio est très mauvaise mais la scène est saisissante. Wilhelm Furtwängler possédé, gesticulant comme un pantin désarticulé devant le Berliner Philharmoniker, encadré par deux immenses drapeaux nazis. Et dans la salle, écoutant avec attention, des dignitaires en uniforme SS, et Joseph Goebbels lui-même, au premier rang. Goebbels très ému après le final, qui se lève et va serrer la main du chef.

Freude, schöner Götterfunken
Tochter aus Elysium,
Wir betreten feuertrunken,
Himmlische, dein Heiligtum!

Seid umschlungen, Millionen!

Joie, belle étincelle divine,
Fille de l'Elysée,
Nous pénétrons enivrés
Dans ton royaume céleste !

Soyez embrassés, êtres par millions !


Oui, soyez embrassés, n'est-ce pas ? Pendant qu'à Auschwitz, des trains arrivaient pleins d'hommes, de femmes et d'enfants, et repartaient vides.

Ces quelques minutes sont une expérience hautement déstabilisante. Tout cela devrait faire réfléchir, comme devrait faire réfléchir l'utilisation que les nazis faisaient de la musique dans les camps, pour briser la volonté des prisonniers.

Dans « La haine de la musique », Pascal Quignard écrivait ceci :
« Je m’étonne que les hommes s’étonnent que ceux d’entre eux qui aiment la musique la plus raffinée et la plus complexe, qui sont capables de pleurer en l’écoutant, soient capables dans le même temps de la férocité. L’art n’est pas le contraire de la barbarie… »

Stupide et naïf comme je le suis, je voudrais ne pas être d'accord avec ça.


Le titre de l'extrait donne apparemment une fausse date (le jour ne correspond pas) et prétend que le concert était donné pour l'anniversaire de Hitler (qui n'est pas dans la salle). Il faudrait vérifier mais je pense que c'est faux également.

1 commentaire:

  1. Pour le coup, c'est la phrase de Quignard qui m'étonne : si l'homme est capable d'être bon et mauvais, cela ne signifie pas que le bien n'est pas le contraire du mal. Cela signifie que l'homme est imparfait (d'un point de vue moral) ou qu'il est libre, ou qu'il est complexe, je ne sais comment le définir exactement, mais la contradiction est en l'homme.
    Et puis, l'homme est-il "dans le même temps" ému par une belle musique et capable de férocité ? L'art pousse-t-il directement l'homme à être plus violent, plus mauvais ? Je ne le pense pas. Il ne l'en empêche pas non plus. C'est cela qui fait mal : pas de vrai progrès moral à attendre de l'art ni de l'éducation, pas de solution à la présence du mal. Et oui, même les nazis les plus féroces pouvaient éprouver des sentiments élevés à certains moments.
    La description qui est faite de l'interprétation de la 9ème à Berlin en 1942 insiste sur les tiraillements et la contrariété de la musique. L'interprétation a peut-être bénéficié des tourments de conscience du chef d'orchestre...
    Il existe de grands artistes qui furent mauvais : je pense à Céline. Mais il ne fut pas mauvais tout le temps toute sa vie. Il a mis aussi peut-être le meilleur de lui-même dans son oeuvre.
    Ce qui est rassurant : aucune grande oeuvre d'art est née aux ordres d'un régime policier.

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