mercredi 14 janvier 2015

A propos de culture - 1ère partie

Si l'on utilise en français le mot « culture » pour désigner d'une part la richesse des connaissances assimilées par un individu, mais d'autre part aussi l'ensemble des tâches visant à fertiliser la terre, ce n'est certainement pas un hasard. Ce mot de « culture », que notre époque brandit à tout-va sans jamais le définir, doit avoir un rapport intime avec le travail de la terre et la fertilisation des sols. C'est un terme qui porte avec lui une sorte de gravité mystique attachée à l'une des plus vieilles activités humaines ; il contient les labours, les herses, le travail opiniâtre des chevaux, les sillons et la terre retournée qui fume ; il contient les semences, l'eau et le soleil, les saisons et la longueur du temps. Pour cela déjà, on ne devrait pas se le jeter négligemment à la tête dans les débats télé, comme si c'était une chose légère, avec laquelle il est facile de jongler.

Mais puisqu'il parait que la culture est très importante, puisqu'on nous en parle sans arrêt comme d'une priorité sociale, il faudrait peut-être aussi se demander de quoi il s'agit vraiment ; et surtout ce qui la rend si importante, à notre époque peut-être plus qu'à toute autre dans le passé.

Une collection de titres de livres, de chansons, de dates, de lieux et d'anecdotes, voilà ce qu'elle semble souvent désigner. Une phrase d'introduction piquée dans une encyclopédie, pour ne pas être pris au dépourvu devant un terme nouveau, voilà qui fait également l'affaire. C'est à dire, comme l'écrivait Ray Bradbury dans son merveilleux Fahrenheit 451 : des faits qui "ne changent pas", des "données incombustibles". Ou bien, dit autrement : des récitations. Ou encore, pour en finir : des bits informatiques. N'est-ce pas ? Puisque nous sommes des machines.

Bourrez les gens de données incombustibles, gorgez-les de "faits", qu'ils se sentent gavés, mais absolument "brillants" côté informations. Ils auront l'impression de penser, ils auront le sentiment du mouvement tout en faisant du sur place. Et ils seront heureux parce que de tels faits ne changent pas.
Ray Bradbury - Fahrenheit 451

Je suis épouvanté par l'image que la modernité voudrait donner de l'être humain : une machine sophistiquée, qui clignote quand elle donne les bonnes réponses. Mais une machine, si compliquée et clignotante qu'elle soit, n'est jamais qu'un objet mort : une pierre capable de computation. Cette conception mécaniste et macabre nous est si bien rentrée dans le crâne que nous ne savons plus que faire avec ce terme de « culture »  ce qui nous conduit à le renvoyer à ces collections de données incombustibles. Car à la fin, c'est bien vrai : si l'être humain est un ordinateur, alors on peut concevoir qu'il en existe différentes configurations, comme à Auchan. Certains ont un disque dur bien fourni en informations (dans le jargon, on les appelle cultivés) et d'autres non.

Sauf que ce n'est pas ça.

Qu'est-ce qui fait de moi un être indépendant et autonome ? Certainement pas la collection d'oeuvres littéraires que je suis capable de citer et de prétendre avoir lues ; mais plutôt ce que certaines de ces oeuvres ont fait de moi. Je tiens ici la différence entre une collection de faits et une culture.

Une collection de faits est un jeu, auquel n'importe quel smartphone bat le plus vaste cerveau humain. La culture, une fois le terme débarrassé des foutaises qui l'alourdissent, c'est la vision que je me fais du monde ; vision dont je suis capable de parler, et dont je me sers pour choisir les chemins où je vais m'engager.

Pour le dire d'une autre façon, et en revenir au lien intime avec le travail de la terre, la « culture » c'est ce qui permettra à une plante de mon caractère (c'est à dire une plante qui n'a pas choisi de naître cactus, arbre ou fleur), arrosée et nourrie d'un certain terreau, de tenir droite toute seule quand elle aura atteint une taille permettant qu'on lui retire ses tuteurs.

Sera-t-elle sèche et malade, ses tiges se casseront-elles sous la brise ? Aura-t-elle retenu trop d'eau et s'écroulera-t-elle sous son propre poids ? Ou bien à l'inverse, pourra-t-elle continuer à croître dans la direction donnée par ses tuteurs, mais désormais libre, donnant à ses branches des courbes particulières pour s'arranger de la pesanteur, déployant ses larges feuilles et ses dures épines au soleil ?

Pour rendre cela encore plus clair, il faut s'arrêter un moment sur ce problème immense, que nous ne repérons habituellement que de façon confuse, mais auquel les sociétés occidentales modernes sont confrontées depuis un siècle sans parvenir à le surmonter : nous n'avons plus rien pour nous cacher l'absurdité du monde.

Retirer les tuteurs : le problème de la modernité


Ce que je me plais à nommer tuteurs, ce sont les règles que l'on enseigne dans les familles et à l'école. Les tuteurs sont l'ensemble des structures, inventées au long de l'histoire de l'humanité, qui forcent le monde absurde à devenir logique.

Pour prendre un exemple de ce qu'est l'absurdité :

On se rend facilement compte que le monde n'est pas français. En lui-même, le monde n'a aucun rapport avec la structure grammaticale de la langue française. Nul besoin de démonstration pour comprendre que les deux ne coïncident pas ; pourtant, dans une certaine mesure, on peut quand même décrire le monde en se servant du français. Et l'on enseigne cette langue aux enfants afin de leur offrir un moyen de le faire. Ce moyen n'est ni parfait ni très précis : il contient des bizarreries qui agacent la logique, il est partial, et certaines nuances lui échappent.

La langue inuit dispose d'une trentaine de mots pour dire ce que nous ne savons désigner que par : neige. Les cavaliers mongols, parait-il, ne connaissent pas le mot cheval ; ils utilisent eux aussi plusieurs dizaines de termes pour le dire(*). Le français fonctionne sur un autre mode : c'est une langue qui module en utilisant des adjectifs qualificatifs. Mais au final, de façon pure et objective, qu'est-ce qu'un cheval ? La structure du langage a contaminé nos esprits français et nous pousse à répondre : "c'est une substance, dont les attributs peuvent varier". Un cheval nerveux, un cheval robuste, etc. Les mongols verraient sans doute les choses sous un autre angle, et répondraient peut-être que la question n'a aucun sens, car cheval est une abstraction qui n'existe pas. Il y a des chevaux-nerveux, des chevaux-robustes, et un cheval-nerveux n'est pas la même chose qu'un cheval-robuste. On ne peut pas extraire le concept de cheval et lui ajouter des qualificatifs, car un cheval pur n'existe pas.

Entre parenthèses, dans la Critique de la raison pure, Emmanuel Kant demande ses lecteurs d'imaginer un triangle pur. Qu'est-ce qu'un triangle pur ? Quand on imagine un triangle, il a forcément un attribut : il est rectangle ou quelconque, et même s'il est quelconque, ce triangle que l'on vient d'imaginer possède une forme définie, il ne s'agit jamais du triangle universel. Le triangle pur, universel, la substance triangle n'est pas un triangle ; c'est une règle, une information : un polygone à trois côtés.

Ce qu'il faut comprendre, c'est que la langue mongole n'est pas plus précise que le français pour décrire le monde (ou même pour décrire seulement les chevaux) : elle est un point de vue différent sur la réalité. La vérité, la voici : puisque c'est la structure de la langue qui conditionne notre vision du monde, et que la structure de la langue est relative, jamais personne n'a su ce qu'était un cheval, ni même si la question avait le moindre sens. Il y a bien des gens pour croire le contraire, mais le langage qu'ils ont utilisé pour fournir leur définition est lui-même partial et orienté ; relatif.

Le français est un point de vue sur le monde, de la même façon que, lorsqu'on dessine un visage de profil, on le fait depuis un certain point de vue, tout en sachant qu'il en existe d'autres. En observant un visage de profil, on en révèle un aspect, mais alors on ne le voit plus de face. Et quand bien même on verrait les deux points de vue en même temps grâce à des miroirs, on ne verrait ni les muscles sous la peau, ni la structure des yeux (d'où le cubisme en peinture, qui cherchait à effectuer une synthèse de l'objet, en multipliant les points de vue).

Le monde n'est pas français, mais pourtant on enseigne le français aux enfants. A l'intérieur des pays francophones, nous tombons d'accord pour envisager le monde de la même façon. Nous ne demandons pas leur avis aux enfants : nous leur imposons le français, c'est à dire que nous leur imposons de croire que, de façon métaphorique, le monde est français. Ce qui est faux, mais les enfants ne se posent jamais la question. Grâce à cet accord, nous pouvons échanger et nous comprendre, et donc s'entraider, coopérer, développer certaines idées. Ainsi nait ce que l'on peut voir comme un esprit français. C'est à dire une tournure d'esprit qui envisage l'absurdité du monde sous une forme et un angle particuliers, qui ne sont pas tout à fait les mêmes que ceux des allemands ou des japonais.

Et le problème terrifiant apparaît déjà : derrière ce que nous croyons connaître intimement se trouve un gouffre infini et incompréhensible. Personne ne sait ce qu'est un cheval, mais personne n'a la moindre idée de ce qu'est même la plus intime et la plus familière des choses. Nous n'y pensons pas, comme les enfants ne pensent pas à contester l'angle français sous lequel aborder le monde. Nous n'y pensons pas, ce qui nous simplifie la tâche et nous permet de vivre.

Tout aussi troublant, ce problème qui a tourmenté les hommes depuis la naissance de la réflexion consciente : nous nous fions à des critères de morale et de justice que le monde ne cesse de contredire, et auxquels il ne se conforme jamais. Etre bon et avoir pitié ne garantit pas que nous serons heureux, ni même seulement épargnés par le sort. Des enfants innocents souffrent chaque seconde tandis que des ordures prospèrent ; des actes de sacrifice extraordinaires ne sont jamais reconnus alors que des maladresses auxquelles nous ne ne prêtons pas attention ont des conséquences dramatiques.

Non seulement le monde ne peut pas être connu en profondeur, mais en plus il ne répond à aucune de nos attentes. Alors que nous nous languissons de trouver un sens, une façon de mener convenablement nos vies, le monde reste indifférent. Comme s'il nous disait : "débrouille-toi". Nous nous ne trouvons pas face à un mur, qu'on pourrait imaginer escalader, mais devant un gouffre sans fond.

C'est en ce sens que le monde est absurde : il ne cesse de nous échapper.

Dans cette perspective, les tuteurs de ma métaphore sont les structures que l'on enseigne aux enfants pour forcer le monde à devenir logique. Leur épargner la vision du gouffre. Les tuteurs sont la langue maternelle, les coutumes et les traditions, la religion, les leçons de morale, la politesse, les bonnes manières, c'est à dire un ensemble de pratiques qui semblent arbitraires, et qui nous sont imposées par la société dans les premiers âges : ce que, dans une société équilibrée, on nomme culture dominante.

La culture dominante, avec tout ce qu'elle contient d'injustice et de partialité (puisque nous ne la choisissons pas) a le mérite d'offrir un socle, à un âge où notre expérience du monde est trop faible pour décider tout seul. La culture dominante est un ensemble de pratiques qui fonctionnent pour créer une société ; des pratiques qui ont fait leurs preuves dans le passé pour dégager un espace où du sens apparaît, et où les humains peuvent vivre. C'est à travers cette culture dominante que l'on se forge une idée de ce qu'est le Bien, et de comment l'on doit gérer ses relations avec les autres. C'est la culture dominante qui prescrit ce que l'on doit faire à toutes les étapes de sa vie, comment on doit prendre soin des vivants et honorer les morts. En intégrant les préceptes imposés par la culture dominante, c'est à dire en les faisant passer dans l'inconscient (comme font les enfants avec leur langue maternelle), on s'offre la possibilité de ne s'occuper que d'une seule chose : grandir et prendre des forces.

Mais bientôt se pose un problème sérieux...



(*) : Pour la langue mongole, je dois avouer céder à la facilité pour les besoins de ma démonstration, et ne fonder cette affirmation que sur une rumeur qu'il faudrait vérifier. Concernant la neige chez les Inuits, en revanche, l'affirmation est fondée : il existe bien une trentaine de termes étymologiquement distincts pour désigner la neige-qui-tombe, la neige-au-sol, la neige-qui-est-gelée-en-surface, etc. Pour qui s'y intéresse, on trouve un exposé critique assez complet à cette adresse :
http://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/m/article/inuit-words-for-snow-and-ice/

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