jeudi 22 janvier 2015

Se reposer sur son concept

Il me semble que beaucoup d'écrivains prétendent écrire en commençant par se poser la question et si ? : « et si telle situation se produisait dans le monde réel ? » Or il est souvent facile de repérer les histoires bâties de cette façon, parce qu'elles sont dépourvues d'intrigue. On n'y fait que présenter la situation, montrer le décor, y agiter des marionnettes, mais rien n'évolue : elles débouchent rarement sur des histoires. Je crois que cela s'explique parce que et si ? est un point de départ, et qu'il faut une grande force pour en arracher l'imagination, qui a tendance à y rester bloquée par fascination. Même Ray Bradbury tombe dans le piège dans Fahrenheit 451.

J'ai une certaine admiration pour Bradbury, mais c'est une admiration mesurée et critique (au contraire de l'idôlatrie déraisonnable que j'éprouve envers Stephen King, et qui me pousse à lui pardonner de honteux ratages tels qu'Insomnies, Dreamcatcher, ou le dernier tome de La Tour Sombre). Fahrenheit 451, on peut se permettre de le répéter, est un roman jubilatoire, étourdissant d'intelligence. Mais Montag est un personnage-prétexte, et sa traque par les pompiers est traitée par dessus la jambe. Ce qui compte pour Bradbury, c'est de détailler le fonctionnement de son univers dystopique, de décrire le décor, et par là de faire écho à la société contemporaine. Finalement, et comme à son habitude, Bradbury n'avait que son concept en tête. Il s'en est servi pour écrire quelques pages éblouissantes, mais à côté de ça, l'intrigue est d'une étonnante pauvreté. Il n'a pas su, ou n'a pas trouvé nécessaire de transformer son concept en histoire ; il a seulement ajouté quelques éléments d'intrigue à son concept, pour pouvoir lui donner l'apparence d'un roman.



Ce qui reste en mémoire, quand on a refermé Fahrenheit 451, ce n'est pas ce qui est arrivé à Montag, ce ne sont pas les péripéties, quasiment inexistantes, ce n'est donc pas l'histoire : c'est ce que Bradbury dit de la culture, de la société et des tentations totalitaires. A quoi on peut ajouter une ambiance particulière, puisque Bradbury possédait cette science. D'un autre côté, ce qui reste en mémoire quand on a refermé Ca de King, c'est à la fois les aventures des sept gamins de Derry et la parabole sur le passage à l'âge adulte. Car King n'a pas sacrifié son intrigue au profit de ce qu'il avait à dire sur l'enfance. Les deux sont indémêlables.

Beaucoup de nouvelles de Bradbury ont ce même problème. Je devrais même écrire « beaucoup de nouvelles en général » : ce sont des blagues, des amusettes, des traits d'esprit, mais pas des histoires. D'un autre côté, c'est exactement ce à quoi échappent, par exemple, les nouvelles de Richard Matheson, qui sont de pures histoires avant d'être des visions du monde. Dino Buzzati, que je révère comme l'un de mes maîtres, tombe dans le piège. Clive Barker, que je trouve sans intérêt, l'évite. A l'inverse, Lovecraft écrivait des histoires et se foutait du sous-texte : je le trouve génial.

A la fin, que signifie donc se reposer sur son concept ? Très exactement ceci : "Je n'ai pas besoin de réfléchir à une bonne intrigue, car ce n'est pas le sujet". Sous-entendu : mon sujet, mon thème ou mon concept se suffit à lui-même. Sa noblesse ou son intelligence sont tellement fortes que l'intrigue n'y apporte rien, et qu'on ne perd rien à la bâcler.

Or, si l'on ne peut pas tirer de conclusions sur l'efficacité d'une oeuvre de fiction par rapport à son statut d'histoire ou de concept romancé, je fais désormais mien ce principe : le mieux c'est quand même de concilier les deux. Car je sais quelles sont les oeuvres qui m'ont marqué comme des coups de fouet, et ont laissé sur mon imagination des cicatrices indélébiles.

Je sais pourquoi Ca et Coeurs perdus en Atlantide de Stephen King atteignent les sommets dans mon panthéon personnel ; je sais pourquoi s'y trouve également le film Morse, de Thomas Alfredson. Et dans une moindre mesure (mais ce sera un bon exemple pour conclure), je sais ce qui m'avait impressionné il y a quelques années, devant le film District 9 de Neill Blomkamp.

District 9 part également d'une situation intrigante, d'un concept qui aurait pu lui coûter cher : et si... on considérait les extraterrestres comme on considérait les Noirs pendant la ségrégation en Afrique du sud ?  L'angle n'ayant jamais abordé au cinéma, les scénaristes auraient pu s'y reposer, et broder une intrigue linéaire sur ce canevas, partant du principe qu'il s'agissait de la valeur principale du film. L'histoire n'aurait servi qu'à présenter l'univers, à dire en quelque sorte : regardez comme nous avons été finauds. Peut-être que cela aurait été bon. Peut-être qu'on aurait trouvé le film intelligent (quoique le risque de produire un pensum pénible et prétentieux aurait été élevé).

Mais Blomkamp ne s'est pas reposé sur son concept ; il l'a déployé en une véritable histoire. C'est à dire qu'à un moment on a complètement oublié l'intelligence du concept, et seuls comptent les personnages et ce qui leur arrive. Peu importe l'intelligence de la situation de base, à présent c'est l'intrigue qui emporte le spectateur. Non seulement les personnages ne sont plus de simples faire-valoir pour montrer comme le concept est futé, mais en plus l'histoire n'est pas stéréotypée, et ne saute pas de passage obligé en passage obligé jusqu'à un final prévisible. C'est l'histoire qui fait que District 9 est un film enthousiasmant ; à quoi on peut en plus ajouter l'intelligence du concept de base.
Voilà ce qu'il me faut viser, et qui m'est difficile car j'ai moi aussi tendance à vouloir écrire des métaphores dans lesquelles évoluent des personnages-fonctions. Il faut s'obliger à être très exigeant sur l'intrigue : c'est à dire que constamment, il faut se demander si l'intrigue n'est pas qu'un prétexte, et si l'histoire conserverait son pouvoir magnétique en retirant la métaphore sociale ou philosophique.

Car ce sont les auteurs ayant emprunté cette voie qui ont réussi à faire briller devant mes yeux les plus purs éclats de magie.

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