jeudi 12 mars 2015

Derrière les câbles et les processeurs, il y a un être humain.

Ce dessin a pas mal tourné de mon côté d'Internet, il y a quelque temps.


http://xkcd.com/659/


C'est intéressant car mine de rien, il expose notre grand problème dans toute sa nudité. Il est là, le problème de notre modernité barbare, qui se croit très pertinente à comparer un être humain avec une maison en LEGO. Je laisse de côté la question du don d'organes pour l'instant.

« Quand tu démontes une maison en LEGO et que tu jettes toutes les pièces à la poubelle, où est la maison ?

- Elle est dans la poubelle, répond la petite fille.

- Non, ce ne sont que des pièces, reprend l’homme. Ce ne sont que des pièces, qui auraient pu devenir un vaisseau spatial ou un train. La maison était juste un arrangement particulier de ces pièces. Cet arrangement ne survit pas avec les pièces, et il ne va nulle part ailleurs. Il a seulement disparu. »

Et nous applaudissons devant tant de bon sens.

Sauf que le raisonnement est peut-être valable en ce qui concerne une maison en LEGO, mais je suis encore à peu près sûr d'une chose : un être humain n’est pas une maison en LEGO. Je sais bien que plusieurs décennies de bourrage de crâne utilitariste auraient tendance à nous faire croire le contraire. On pourrait trouver la comparaison pertinente, après tout, et n'envisager l'être humain que comme un assemblage d’organes, de muscles et d’os, animés par un genre de courant électrique ou de phénomène physique ; autant dire de réservoirs, de tuyaux, de boulons et de poutrelles mis sous tension par une batterie Nickel-Cadmium ; mais cela signifierait alors que nous ne sommes qu’un tas de viande morte capable de marcher.


Répétons-le, car c'est charmant : un tas de viande morte. Nous sommes un tas de viande morte, qui s'imagine seulement parfois, dans des moments de faiblesse romantiques, avoir un peu plus de valeur qu'une côtelette d'agneau. Un être humain qui meurt c’est comme un ordinateur qui s’éteint, comme une maison en LEGO qu’on démantibule pour en faire un vaisseau spatial. Ergo donnez vos organes.

On me répondra : ce n'est pas parce que tu trouves la conclusions déplaisante qu'elle est fausse, et on aura raison. On peut d'ailleurs légitimement considérer la vie de cette façon, mais je prie la bande de nihilistes responsable de cette vision des choses de cesser de vouloir me convertir à leur vision répugnante de l’humanité, sous prétexte de militer pour le don d'organes.

Car la civilisation et l'humanisme prétendent qu’un être humain est autre chose qu'un robot capable de marcher et de faire des opérations mathématiques. La civilisation et l'humanisme prétendent qu’un être humain est plus que la somme de ses constituants, et voit en nous (et en tous les autres animaux) des miracles tacites, des créatures incompréhensibles, insaisissables et irréductibles à des briques de LEGO.

La subtilité tient à ceci : une maison ou un robot ne sont jamais plus que ce qu'ils sont. C'est à dire qu'une maison est une maison, elle coïncide exactement avec sa définition, à savoir un abri dans lequel on vit. Elle n'existe que dans cette dimension. Avec un peu de créativité, on peut lui trouver d'autres utilisations, mais sa raison d'exister est d'être une maison. Un robot, même sophistiqué et super cool, n'est jamais plus que ce que nous savons qu'il est : une machine, dont tous les fonctionnements internes et sous-mécanismes sont voués à accomplir des tâches prévues par son concepteur. Et même s'il réussit à apprendre de lui-même, c'est que son concepteur a prévu qu'il serait capable d'apprendre de lui-même. Ce que cela signifie, c'est que le robot commence par être un concept, et ce concept nous est transparent de part en part : on peut l'écrire sur un morceau de papier, en faire une liste de spécifications techniques, il n'y a rien d'inconnu en lui, il est ce que nous avons défini qu'il est et rien d'autre.

Mais un être humain ? Quelle définition conceptuelle est suffisamment large pour contenir toutes les dimensions de ce que peut être un être humain ? L'être humain dépasse sans arrêt tout ce qu'on croit de lui : il peut aller contre ses instincts au point d'en mourir, il peut changer de sexe, il peut être un créateur ou un ascète, il peut être moral ou immoral, il est attaché au monde physique mais il a inventé l'art qui est un échappement à la rationalité, il est déterminé et libre à la fois, c'est à dire qu'il n'est pas réductible à une essence. Il n'existe aucune définition susceptible de décrire un être humain de part en part.

Nous sommes pour nous-mêmes des énigmes.

Et que fait pourtant l'utilitarisme ? Il prend une seule dimension en compte, l'aspect mécanique du corps, et y réduit l'être humain, prétendant que c'est là son seul aspect, son aspect objectif et nu, une fois qu'on s'est débarrassé des superstitions arriérées et des choses romantiques de l'esprit. Il nous dit que nous sommes des briques. Il efface l'énigme. Nous ne sommes rien de plus que des petits grains de matière arrangés d'une certaine façon. Adieu poésie, adieu sensibilité artistique, adieu amour et sentiments devant vos proches : illusions sans valeur que tout cela, programmes informatiques, réactions neuronales sélectionnées par l'évolution. Et notez bien : rien de plus. Aucune autre dimension ne compte, toutes sont fausses sauf celle-ci. Voici donc notre origine et notre fin, voici la nature de l'homme, son essence, son concept : des briques LEGO.

La vision de l'homme comme énigme insaisissable est la vision ancestrale de la civilisation : c'est le point de vue qui permet de considérer qu'une vie humaine a de la valeur, et que cette valeur ne peut pas être chiffrée, qu'elle échappe à toute mesure et par suite à toute monétisation. La vision LEGO est une vision barbare du monde, qui convient tout à fait à la violence grandissante de nos sociétés modernes. C'est une vision qui convient aux films pornos ultraviolents et aux femmes objets. C'est une vision qui colle aux meurtres gratuits, aux armes brandies sous des prétextes dérisoires. C'est pas si grave, vous comprenez. Rien n'est grave. Le monde est aride, c'est comme des LEGO. Faut s'y faire.

Quand une connaissance est emportée par une maladie ou un accident, quand un proche meurt, la position de la civilisation c'est qu'ils ne deviennent pas un tas d'organes ou de briques LEGO ; car ça signifierait que c'est aussi ce qu'ils étaient tout au long de leur vie. Quand des gens meurent, ils deviennent des êtres humains morts. Vous pensez que ça ne clarifie rien ? Mais croyez-vous sérieusement qu'il soit possible de clarifier quoi que ce soit ? Croyez-vous qu'il soit possible de cerner des mystères aussi infinis que la vie et la mort ? Croyez-vous enfin qu'il soit possible de les faire entrer dans des concepts qui en feraient le tour ? Nos proches deviennent des êtres humains morts, et nous honorons leur mémoire, au lieu de nous souvenir seulement de leur esprit en méprisant leur corps de LEGO. Car ceux que nous avons aimés, nous les avons aimés en entier, nous avons pu les prendre dans nos bras et reconnaître le son de leur voix.

C'est un choix : il ne s'agit pas de discerner une théorie vraie d'une théorie fausse, car la vérité dans ce domaine nous est inaccessible. Il ne faut pas s'imaginer que la vision utilitariste, mécaniste, matérialiste, soit plus objective que l'autre, sous prétexte qu'elle s'exprime en termes scientifiques. Elle passe tout autant à côté du sujet que la description qu'Hippocrate faisait du corps, comme synthèse d'humeurs jaune et noire. Le sujet principal est insaisissable et irréductible. Tout ce qu'il nous est possible de faire, c'est de décider comment est-ce que l'on pense juste de considérer les êtres humains.

La question de la réutilisation des organes d'un mort pour aider des vivants se pose, puisque nous avons les moyens de le faire, mais c’est une question difficile et secrète, intime et métaphysique. C'est un don, avec toute la mystique du don de soi qui va avec. Hausser les épaules et résumer ça à des briques LEGO c’est le choix de la barbarie utilitariste, qui veut faire croire que c'est la position logique de l'homme éduqué, qui a bien compris comment fonctionnait le monde. Ou bien de ceux qui restent persuadés qu’un être humain est une âme qui habite dans un corps, et que quand l’âme est partie, le corps peut être librement profané, qu’on n’en a plus rien à foutre.

Je voudrais être un peu plus précis, pour bien me faire comprendre : il n'est pas question de faire totalement l'impasse sur la dimension bassement physique et matérielle de l'être humain, sur ce qui fait que, par certains côtés, il est effectivement très proche des robots. Mais il faut se souvenir qu'elle n'est pas la seule. Comme d'habitude, c'est une question de proportions : l'utilitarisme s'est déjà quasiment emparé de la totalité des esprits modernes, qui réduisent tout à lui. La société dans laquelle nous vivons est en train de devenir d’un cynisme et d'une résignation extraordinaires, et c'est en partie à cause de ça.

Et on rajoute, et on ne cesse d'en rajouter.

2 commentaires:

  1. Sauf que le strip ne compare pas un être humain vivant dans son ensemble à une maison Lego. Il compare un corps mort à une maison Lego. Être humain dans son ensemble / corps, vivant / mort. Un corps mort est-il pour toi la même chose qu'un être humain vivant dans sa globalité ?

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  2. Je ne vois pas ça comme toi : le corps mort, c'est la maison lego à-la-poubelle. Mais avant qu'elle ne soit mise à la poubelle, tu ne peux pas éviter de rapprocher la maison qui servait encore à jouer et un être humain (d'ailleurs, dans la métaphore du don d'organe, les briques pourront servir à faire d'autres trucs en lego, du genre un vaisseau spatial : or on ne donne pas ses organes pour fabriquer des cadavres ; le vaisseau spatial est un autre individu vivant).

    Et sinon, je ne dis pas qu'un corps mort est la même chose qu'un être humain vivant dans sa globalité, mais qu'il y a une continuité entre les deux : du moins, notre civilisation y tient (et d'ailleurs, toutes les civilisations, non ?) Elle en fait quelque chose d'important et d'inexprimable. C'est pour ça que la profanation de cadavre est un tabou, parce qu'il reste symboliquement quelque chose de la personne dans son corps.

    Je n'ai rien contre le don d'organes, et je ne le compare pas à une profanation. Il y a du vrai aussi dans la conception purement matérialiste. Ce contre quoi je m'émeus, c'est le système de pensée réductionniste qui voudrait que toutes ces questions soient très simples, et facilement solubles : utile / inutile, lego, briques, et point à la ligne.

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